Dix jours en Bolivie

Juillet 1968


 

 

Potosi-Sucre

 

Le coche-tren nous surprend tellement que nous éclatons de rire. C’est un antique autocar, avec des roues de wagon. Devant, un énorme capot défendu par une grille, comme les locomotives du Far West. Deux larges ailes se terminent en marchepied, peintes en un jaune canari du plus éclatant effet.

Exception faite des poules, nous sommes les seules taches blanches dans ce petit monde qui bringuebale aux cahots de la voie unique. Des ballots ventrus, des Indiennes, de jeunes cochons noirs, des Indiens mâchonnant leur coca, quelques chiens, des enfants sont entassés dans un fouillis indescriptible.

Chaque village ou groupe de maison motive un arrêt. Une foule dense attend partout le coche tren, mais rares sont les voyageurs. Une activité fébrile e concentre en deux points : les fenêtres, à cause des marchands de sucreries, et les marchepieds. Les amis ou les membres dispersés d’une famille communiquent, non pas à l’aide du courrier, mais par le moyen de paniers recouverts d’un torchon immaculé. Chacun sait mystérieusement de qui vient le panier et à qui il est destiné. Il en résulte un mouvement massif et bourdonnant, des retraits, des dépôts, quelques mots au chauffeur quand il n’y a plus de place à l’extérieur.

Il arrive que le conducteur, en pleine course (maximum 20 km/h), tourne frénétiquement son volant. C’est le frein : ou bien un troupeau de chèvres broute sur la voie, ou ce sont des ânes dolents ou encor quelque paysan apathique qui chemine, la tête penchée.

Partout, absolument partout, dès que trois maisons sont côte à côte, il est possible d’apercevoir sur l’une d’elles un large écriteau blanc où la formule suivante se détache en hautes lettres bleues : Bureau d’Informations et de Dénonciations. Avant d’avoir pu lire, nous pensions qu’il s’agissait de l’école, étonnés d’en voir un si grand nombre.

Les paysages que nous parcourons sont d’une diversité grandiose. Tantôt des plateaux, tantôt des failles vertigineuses auxquelles s’accrochent les rails. L’altitude décroît, la végétation change, les arbres apparaissent. La voie tourne sans fin aux flancs des vallées encaissées. Dans le soir qui tombe, scintille en contrebas un fleuve ample aux eaux brunâtres.

L’éclair fugitif d’un four à pain nous parvient dans la pénombre, éclat rougeoyant qui profile de silhouettes.

La nuit opaque fourmille de bruissements inconnus. Une chaleur moite de courants glacés nous fait passer de la somnolence à l’éveil. Le chauffeur actionne son frein à contretemps. Les vibrations du coche tren augmentent de façon inquiétante jusqu’à faire grincer les tôles. Quelques Indiennes se signent discrètement. Arriverons-nous sains et saufs ? Car malgré la coco qu’il mâche mollement, notre conducteur s’endort. Les minutes passent. Déjà deux heures qu’il manque s’effondrer à tout instant sur le frein. Nous avons quelques craintes. Tout oscille comme si l’on allait verser à chaque tournant.

D’un seul coup, la gare faiblement éclairée de Sucre est là. Abasourdis, nous luttons avec peine contre une horde de gamins voulant s’emparer de nos sacs et nous appelant Mister. Un taxi maussade nous conduit à l’hôtel indiqué par notre logeur de Potosi. Il est minuit.