Nouvelle "Petit Fils"

Taetea Revue

 

PETIT-FILS

 

 

 

 

 

 

 

 « Mi abuela escribía en sus cuadernos 

para salvar los fragmentos evasivos de los dias

 y enganar a la mala memoria»

 

« Ma grand-mère écrivait son journal

 pour préserver de l’oubli l’évanescence des jours,

 et duper la perfide mémoire. » 

 

Paula, Isabel Allende

 

 

LE VIEUX BALLON

 

 

Il me vient d’Amérique, mon Petit-Fils, mon seul et unique petit-fils. Voilà quatre ans déjà que je suis grand-père et je ne le connais pas, les photos c’est quelque chose de figé, bien entendu c’est mieux que rien, mais cela ne suffit pas, je dirais même que cela éloigne quand on ne connaît pas. Parce qu’on s’imagine trop de choses, on regarde le moindre détail sur le cliché, on suppose, on interprète à sa façon, et tout est sans doute inexact, la réalité de là-bas est différente. Je n’étais jamais allé en Amérique, j’avais lu des livres et vu des films, comme la plupart des gens, mais je n’avais pas vécu là-bas, je n’avais pas respiré l’air de là-bas, l’air qu’il avait respiré lui, mon Petit-Fils, depuis qu’il était né.

 

Et voilà qu’il va apparaître, aujourd’hui, ce matin même, qu’il va entrer par la porte du salon que je suis en train de regarder à la seconde présente, entrer avec sa maman que je ne connais pas non plus. Sans doute elle le tiendra par la main, il sera intimidé, il s’arrêtera, le visage boudeur et me regardera des mêmes grands yeux interrogatifs qu’il a souvent sur les photos. Je suis déjà plus intimidé qu’il ne le sera tout à l’heure, j’ai un nœud dans la gorge, que vais-je lui dire, comment ? Il ne parle pas français, m’a prévenu mon fils.

J’espère que je ne vais pas l’effrayer, il faudra que je fasse attention à ma voix, trop forte pour un enfant, et ma moustache, elle va le piquer, il n’aimera pas, m’embrassera-t-il ?

 

Va-t-il pleurer ? Il vient d’arriver, la fatigue de ce long voyage, il sera dépaysé, cette grande ville inconnue, cette langue inconnue, tous ces visages inconnus. Il sera sûrement renfrogné, même hésitant, il aura peut-être un recul, il ne voudra pas entrer dans cette grande pièce avec tous ces meubles auxquels il ne doit pas être habitué, les fauteuils, le grand piano noir, les portraits d’autrefois avec ces visages trop sévères, oui, il aura immanquablement un recul, il faut que je m’y attende. 

Et puis, il fait trop sombre finalement dans cette pièce, les tapisseries, les paravents, les rideaux absorbent la lumière. S’il pouvait faire beau, le jardin l’attirerait. Mais si les nuages persistent, il faudra que j’allume quelques lampes. Et si je le recevais dans l’entrée ? Non, c’est encore plus sombre, et puis il y a l’escalier, non ça ne va pas. Dans mon bureau ? Non plus, c’est encombré de livres, et mon grand fauteuil de cuir occupe toute la place. Non, c’est le salon le mieux. Même sombre. Il va cligner des yeux, venant de la rue, il va peut-être ne pas me distinguer tout de suite, ne pas me voir, il faut que je m’y prépare. Surtout ne pas le surprendre, comme quelqu’un qui sortirait de l’ombre dans une mise en scène étudiée, il vaut mieux que je m’assoie dans ce fauteuil-ci pour que la fenêtre m’éclaire.

 

Mais à quoi je pense? C’est l’heure, oui c’est l’heure déjà, l’heure est passée, ils vont arriver d’une minute à l’autre. Là, de l’entrée, je vois la cour, la porte cochère, la loge. Ils ne vont certainement pas tarder. Il y a toujours des encombrements dans cette rue. J’ai pourtant bien prévenu la concierge. Elle doit m’avertir. C’est fou ce que ça peut être agaçant l’heure. Ils n’ont peut-être pas trouvé de taxi. Mais alors elle aurait téléphoné.

Les voilà. Le voilà. Non, c’est le facteur. Quelle idée de distribuer le courrier juste à ce moment, il va distraire la concierge. Il vaut mieux que je rentre au salon.

 

Bon, c’est ce fauteuil-là le mieux, pas de doute. Il a l’air de vouloir faire beau tout à coup.

 

Je me tourne distraitement et je le vois debout devant sa mère, dans l’espace de la porte entrouverte. C’est lui, oui c’est lui. Je n’ai rien entendu, pas même la porte, je regardais le jardin. Il est bouclé, il est très beau. Pas boudeur du tout. Curieux. Résolu, silencieux, le regard interrogatif mais pas étonné, ses yeux plantés calmement dans les miens.

 

Une seconde ou deux – une éternité – immobiles, nous nous regardons. Aucun recul. D’un pas décidé il s’approche du fauteuil, je me lève, ses grands yeux sont toujours là dans les miens, il ne sourit pas, il est tout près, et avant que j’aie pu me pencher pour l’embrasser il me prend vivement la main, sans un mot, m’entraîne vers la porte-fenêtre qui donne sur le jardin que le soleil éclaire violemment en cet instant.

Il me tient la main fortement, sans bouger, et regarde le jardin à travers la vitre, je vois son profil et le reflet de son visage qui se superpose à l’un des citronniers des grands pots d’Anduze posés sur la dernière des trois marches conduisant à la pelouse.

Les boucles de ses cheveux prolongent les feuilles du citronnier, le feuillage du citronnier joue avec ses boucles légères, il ne bouge pas, je sens mon sang qui bat dans ma paume où se trouve blottie la sienne, et sa petite paume qui bat aussi.

 

Il est toujours immobile, son attention en apparence tout entière projetée dans le jardin, la pelouse, les buissons, les pigeons, les moineaux, les grands arbres aux troncs noircis. Il n’a pas l’air fatigué, je ne le sens pas non plus désorienté, il semble être chez lui, en quelque sorte, comme si cela allait de soi.

Il est là, calme et présent, sa main dans la mienne, sa petite main tenant fermement ma grande main, regardant avec moi le jardin si intensément que la vitre a disparu, le salon s’est volatilisé, il m’a entraîné dehors, nous sommes ensemble au milieu de la pelouse du jardin, dans le soleil blanc d’entre les averses.

Malgré mon émotion je ne tremble pas parce qu’il ne tremble pas, aucune larme ne me vient, il ne pleure pas.

 

Sans aucune hésitation il a effacé le salon et choisi le jardin, éliminé l’ombre et trouvé le soleil. Sans un mot, ni un sourire, en quelques mouvements simples et nets, avec son grand front clair et son regard droit, il a pris possession de mon cœur. 

Totalement.

 

Je pense alors à sa mère, je me retourne. Elle se tient sur le seuil du salon, dans l’embrasure de la porte, elle n’a pas bougé depuis tout à l’heure et nous sourit maintenant.

Puis elle me regarde, je m’avance vers elle et lâche sa main. Il change alors de visage, c’est comme s’il diluait sa présence en se tournant à nouveau vers le jardin, comme s’il disparaissait en cet instant.

 

Je me rendais bien compte que quelque chose n’allait pas. Je m’étais mis sur l’automatisme des conversations sociales et des conventions, la femme de mon fils était belle, timide, racée. Il n’était pas d’accord avec mon respect des convenances. Son regard s’était fermé, il était résolument ailleurs, très loin. Il n’était ni hésitant, ni bougon, il n’était simplement plus là. Mais sa réprobation flottait, invisible et palpable, dense comme certaines odeurs désagréables qui persistent sans que l’on puisse déterminer leur nature.

C’était pourtant de sa maman dont il s’agissait. Mais il était probable qu’il ressentait que mon élan profond était tout entier tourné vers lui et qu’il ne comprenait donc pas pourquoi je faisais semblant.

Cela constitua d’ailleurs par la suite une difficulté dans nos relations, le fait qu’il refusait absolument que je fasse « mine de ».

 

Pour l’heure, la conversation virevoltait – j’avais acquis par une pratique fréquente certaine habileté à ce jeu – mais il était toujours parti au loin.

Cette fois-là, il ne revint pas, même au moment de partir.

 

Non plus que les suivantes.

Je m’inquiétai, puis me désespérai.

 

Ils étaient venus tous les deux, en visite, souvent. Un mois ou plus s’était écoulé. Je demandai à sa mère de me le laisser tout ce dimanche-là, après la messe.

En fait, depuis le moment où je m’étais détourné de lui, le premier jour, ses yeux ne m’avaient plus fixé, moi ; parfois son regard me traversait, simplement. 

Il faisait très beau. Elle s’était éclipsée à l’entrée et il avait traversé le salon de son pas décidé jusqu’à la porte-fenêtre ouverte où je l’attendais, debout, mon cœur battant la chamade. Il regardait droit devant lui, puis ses pieds. Il s’arrêta. Le soleil jouait dans ses boucles blondes. 

 

D’un coup, il me regarde, comme le premier jour, droit et calme, avec cette intensité naturelle, posée en lui et sur nous, si émouvante. Nous sommes seuls avec le soleil, la pelouse sent bon, un vieux ballon a sauté le mur depuis le jardin voisin, personne ne l’a vu, sale et verdi, dans un coin du gazon.

Il me regarde – une éternité – et, pour la première fois, me sourit, je découvre son sourire large, confiant qui montre ses dents, qui plisse ses yeux. Je lui souris alors, bouleversé. Il se jette dans mes bras. Je le serre très fort. Lui aussi.

 

Un cri  : il me montre du doigt le ballon, dévale les trois marches, se précipite sur ce trésor, l’attrape, me le lance. Je l’ai suivi, je joue avec lui. Il est adroit. Je suis malhabile. Il rit, d’un rire qui explose sans crier gare, communicatif. Nous rions tous deux. Le fou rire me prend, je ne peux plus bouger, j’en pleure. Lui aussi, il est assis dans l’herbe, secoué de rire, le ballon a disparu dans un buisson. Le fou rire s’apaise. Je lui tends la main pour l’aider à se relever. Il serre la mienne très fort.

 

Je le désigne : « Pierre » – je sais que son père l’appelle ainsi –, je me désigne : « Bon-Papa ». Plusieurs fois. Il répète, avec cet accent inimitable de ceux qui parlent anglais. Mais il sait déjà quelques mots de français, qu’il a appris depuis son arrivée.

 

Après le déjeuner, il me prend par la main, m’entraîne au jardin, cherche et trouve le vieux ballon, « again, again » crie-t-il à tue-tête en riant, je lui relance chaque fois le ballon comme je peux.

Puis il commence à me parler en mélangeant ses mots de français, me pose une foule de questions, que je comprends mal.

Il parle si vite, me regarde droit dans les yeux, sourit souvent, et ce rire qui explose.

 

Je suis allé acheter un ballon neuf que j’ai envoyé à la nuit dans le jardin voisin. Et j’ai gardé le vieux ballon verdi.

 

 

II

LE COUCHER DU SOLEIL

 

 

Je ne me souviens plus très bien depuis combien de temps j’étais arrivé en France. Mais c’était la première fois que je circulais sur les routes, l’été. On s’était arrêté au bord du canal du Midi pour pique-niquer. Il y avait aussi Bonne-Maman et Monsieur Pollet, qui conduisait le plus souvent la grosse voiture dont je me souviens qu’une partie était en bois, d’un beau bois blond verni comme les cabines des bateaux.

 

Il faisait très chaud. Bon-Papa était aussi gourmand que moi. Il mettait du sel et du poivre dans les œufs durs au fur et à mesure qu’il en croquait une partie, jusqu’à la fin. Mais sa première bouchée – toute petite – était sans rien parce que l’œuf était rond et lisse. Après (il faisait bien attention à ne mordre que dans un peu de blanc), il pouvait tranquillement mettre son sel et son poivre. Il était content à l’avance de la bouchée qui allait suivre, cela se voyait dans ses yeux et dans sa moustache qui bougeait un peu. Ces manies exaspéraient Bonne-Maman, mais il continuait, imperturbable. J’apprenais avec lui la vraie gourmandise et la beauté des grains de poivre gris et noirs éparpillés sur le blanc, puis le jaune, puis le blanc de l’œuf.

Il était gourmand de tout. Quand il me lisait une histoire, quand il me montrait comment cirer et faire briller les chaussures, quand nous partions en promenade.

 

C’était mon premier été en France. Il habitait une très grande maison, immense même, adossée aux collines. Devant, la vue s’ouvrait sur la plaine qui occupait la vallée et que fermaient les montagnes, jaunes et pelées, brunes et bleues au loin.

Derrière la maison, à flanc de coteau, serpentait le chemin des vignes. Les vieilles familles du village avaient toutes un lopin à cet endroit, pour faire leur vin, et un cabanon, pour ranger les outils, avec un banc devant, en pierre ou en bois, tourné vers l’ouest ou le sud. Les plus aisées avaient aussi un arbre, un platane, un pêcher, un noyer.

 

Ce jour-là, Bon-Papa prit sa vieille canne des Pyrénées au bout ferré, et nous voilà en train d’attaquer la pente, juste au coin de la maison. Je l’ai tellement parcouru ce chemin des vignes jusqu’à aujourd’hui où j’étrenne mon vélo bleu, encore un peu grand pour moi, mais c’est un vrai vélo d’homme avec la barre au milieu, le porte-bagages, les sacoches, la pompe, avec un bidon de course, le dérailleur, le double-plateau, tout quoi, j’ai tellement parcouru ce chemin des vignes que mes souvenirs se mélangent. Il démarrait au coin de la maison par une pente raide avec une bosse ronde au milieu et, après le tournant, montait en douceur sur deux ou trois kilomètres, puis redescendait doucement aussi jusqu’à la rivière, au moins cinq kilomètres plus loin.

Du chemin des vignes on voyait tout le village, la rivière, les fumées des maisons, on entendait le bruit régulier des métiers à tisser, celui de la forge et de l’atelier de Giret, et celui, plus confus, de l’usine de peignes en corne, avec cette odeur nauséabonde qui nous parvenait par vent d’ouest. Tous les quarts d’heure sonnait l’horloge du clocher. On voyait aussi le cimetière catholique, ses cyprès dispersés, le haut mur en ruine de l’ancienne église, et le cimetière protestant plus ramassé, enclos, les cyprès groupés en un bouquet dense et sombre.

 

Passée la bosse ronde, Bon-Papa ralentit. J’étais essoufflé, mes jambes de cinq ans tricotaient pour le suivre, les vieux arbres du tournant allongeaient leurs ombres qui zébraient le chemin. Je me souviens que cette fois-là, la première, il avait choisi le banc de Jalabert.

 

– Tu vois, Pierre, c’est le banc des Jalabert. De Jeannot Jalabert.

– C’est pas ton banc à toi ?

– Non, moi je n’ai pas de banc sur le chemin des vignes. Parce que la famille possède toutes les vignes du haut des coteaux, sur toute la largeur du versant, aucune de nos vignes ne touche le chemin.

– Alors, tu prends son banc à Jalabert ?

– Jeannot c’est pas pareil. On a fait les tranchées ensemble. Sa femme s’est chargée de ton père quand Bonne-Maman s’occupait de l’hôpital. Depuis son arrière grand-père, les Jalabert ont toujours été avec la famille. Et puis, tu vois, son banc est le meilleur en juillet, à cause de l’ombre du grand platane à l’heure de midi qui s’estompe vers le soir, et du soleil que l’on voit se coucher juste en face. 

 

Il me racontait plein de choses que je ne comprenais pas bien, Bon-Papa. Je n’osais pas l’interrompre, il était tellement content de me parler. J’appris bien plus tard ce qu’étaient les tranchées, et encore après l’histoire de l’hôpital de Bonne-Maman.

 

Donc, ce jour-là, nous étions sur le banc de Jalabert, et regardions le coucher du soleil. Si je me souviens bien, je n’étais pas de bonne humeur. J’aurais préféré rester avec Fernand, Adeline à la peau brune et ridée, grande et mince, et Marguerite, potelée, à la peau blanche, dans la grande cuisine où il y avait toutes ces odeurs et ces gourmandises.

Et puis Bon-Papa était venu me chercher. Là, sur le banc de Jalabert, il se tait brusquement. L’horloge du clocher vient de sonner les deux coups de la demie. Le soleil est bas sur la ligne des crêtes, à l’angle des contreforts et de la chaîne des Pyrénées. Les montagnes sont devenues bleues, les collines aussi mais plus claires, des lueurs d’or touchent la vieille ferme de Laroque, la ligne des peupliers, les tournesols de la plaine, le village et le grand nez de Bon-Papa, immobile sous son chapeau de toile.

Je vois alors le ciel avec toutes ces couleurs pâles que je ne sais pas définir, mais douces à l’œil comme sur la joue, les lèvres de Maman, douces jusqu’à cette zone flamboyante du soleil, droit devant nous.

Je vois toutes ces couleurs du  paysage de la fin de la journée qui changent, j’entends les bruits qui lentement se fondent, et les trois coups du moins le quart. Il fait plus frais. Je me sens bien. Tout est beau.

Tout est calme. Tout devient bleu sur la terre. Le soleil a disparu. Le ciel est jaune et vert. Je me sens si bien que j’ai envie de pleurer. Il y a des fumées qui commencent à sortir des maisons du village. Et maintenant tous les coups de l’heure.

Je prends la main de Bon-Papa et blottis la mienne dedans. Il fait plus frais encore, mais on se réchauffe par les mains et l’un contre l’autre. C’est comme si on se regardait parce qu’on regarde exactement la même chose, exactement pareil, exactement heureux.

 

Je vais lui faire connaître le chemin des vignes et la splendeur du coucher du soleil. Mon chapitre vient bien, je puis l’abandonner jusqu’à demain.

Où est-il passé ? Je ne le vois ni dans la cour, ni sur la terrasse. Suis-je bête, à la cuisine bien sûr. Il est bien à la cuisine.

Je vois le reproche dans leurs yeux quand je l’emmène, à Marguerite, Adeline et même Fernand.

 

Il fait une de ces journées trompeuses, où l’on pense que l’été a basculé, une journée plus fraîche, plus claire, à l’air transparent, d’où est absente la chaleur qui accable. Une de ces journées de juillet semblables à certaines d’après le 15 août qui vous font croire à tort que le raisin ne gonflera plus cette année, que les figues tardives ne mûriront pas.

J’ai pris ma canne préférée, celle que m’avait donnée le père de mon ami Alfred pour mes quinze ans, et nous voilà en train d’attaquer la pente, juste au coin de la maison.

Il suit mon pas, mais tout de même je ne dois pas oublier qu’il  n’a que cinq ans. Ralentissons. Son intelligence chaque jour m’émerveille : il a appris le français très correctement en un peu plus d’un an, il a l’air de se sentir partout chez lui, il est gourmand, très gourmand même. Je suis sûr qu’il aurait préféré rester à la cuisine. Ils sont toujours en train de le mignoter, tout le monde l’aime instantanément. Je suis très fier de lui.

Ça ne fait rien. Je pense qu’il appréciera le coucher du soleil. Il sera splendide, tout l’indique, l’ombre des vieux arbres qui zèbre le chemin après le tournant, la pureté de l’air, la manière dont chantent les oiseaux, la clarté des sons : depuis l’eau de la rivière jusqu’aux métiers à tisser, à la fabrique des peignes, à l’atelier de Giret, aux voix sur le cours. Tiens, c’est le coup du quart qui vient de sonner.

 

Qu’est-ce qui sera le mieux, le banc de Jalabert ou le banc de Pons ? Celui de Jalabert, à cause du platane et parce qu’il est en pierre avec ce dossier qui le rend plus confortable. Je lui explique un peu Jeannot Jalabert, il ne comprend pas bien pourquoi je n’ai pas mon banc à moi, c’est logique, il a raison, comme il me plaît ce petit, jamais une question idiote.

Bon, asseyons-nous. Mais je lui parle trop, il ne va plus rien y comprendre à toutes ces histoires : c’est quand il écarquille un peu trop les yeux.

 

Qu’elle est belle cette fin d’après-midi ! La rivière est encore  blanche, luisante, là, tout près, entre les branches des saules. Tout contre, sur l’autre rive, c’est le village qui l’accompagne et serpente avec elle. Des toits de tuiles rondes, qui forment une danse, un rythme si paisible, aux couleurs changeantes, du brun sombre au rose pâle, avec ça et là des zones moussues ou verdies, des craquelures blanchâtres, des faîtes grisés. Derrière les cheminées, le clocher et la ligne des toits sur lesquels joue la lumière rasante, parties brillantes, d’autres ternies, s’étend la plaine couverte de fruitiers alourdis et vert intense, de tous ces verts multiples et chatoyants dans le contre-jour. Plus à l’ouest, la plaine encore et les tournesols comme une mer, de ce jaune pur que les enfants appliquent dans leurs dessins, surface plane et lisse qui enchaîne le regard jusqu’aux peupliers.

 

Tiens, les deux coups de la demie. A l’ouest, la ligne des peupliers. Devant les premières collines, les balles de fourrage éparses que soulignent leurs ombres allongées. Puis les premières montagnes, déjà bleues, et la grande chaîne, presque noire. Le soleil flamboie juste dans l’angle du dernier contrefort, derrière les peupliers, au bord des hauts sommets.

Ébloui, un long moment des cercles d’or qui dansent devant les yeux, les odeurs montent brusquement depuis la rivière, celles de la terre chaude, du calcaire des cailloux, des ceps, des taillis, le goût de l’eau de la rivière se mêle à celui de l’ombre qui vient d’en-dessous et se pose sur la langue à travers les narines, et sur les lèvres directement. En même temps, le vacarme des insectes qu’on n’entendait plus s’est arrêté : l’eau qui coule, un grillon attardé, un oiseau isolé, un appel d’enfant, le puissant grincement de la charrette à bœufs qui balance, un chien qu’on siffle, sont les seules sonorités qui se détachent dans l’air cristallin, si proches tout à coup que les distances sont abolies. Pierre est silencieux, attentif.

 

Tiens, les trois coups de moins le quart. Les couleurs du ciel glissent insensiblement du jaune à l’orangé, au vert, au bleu, je sens derrière mon épaule la présence de la forêt, au-delà  des vignes jusqu’à la crête, puis dans les contrebas pour rejoindre la rivière après ses larges boucles de la plaine. La grande montagne au sud, toute noire, laisse voir dans une échancrure béante la tour de Puivert à contre-ciel. Dans l’échancrure du banc de Jeannot, à mon côté, il y a Pierre, aussi puissamment là que Puivert, enfant Pierre. Les bruits se fondent subrepticement avant de disparaître, reste l’eau qui roule sur les galets ronds. Il fait plus frais. De minces fumées prolongent les cheminées du village.

 

Les neuf coups de l’heure sonnent au clocher. Il n’y a plus de couleurs. Que des bleus, de toutes nuances. Se découpent les lignes des crêtes sur le ciel encore clair. Il me prend la main et je ressens la chaleur de sa petite paume dans la fraîcheur qui monte. J’ai envie de pleurer de bonheur.

Ensemble nous buvons le soir, avec en nous la même lumière, le coucher de soleil.

 

 

III

LA PEUR DE LA NUIT

 

 

Je me souviens que j’avais peur de la nuit. J’avais aussi peur de la nuit dedans que dehors. C’était l’obscurité. Dans mon lit et mes rêves tout se mélangeait avec « le noir », dès qu’il faisait noir, dès qu’on éteignait la lumière.

Je ne voulais pas être surpris, c’est-à-dire attaqué par surprise, l’assaillant profitant de la nuit pour s’élancer et me saisir. Je ne pouvais lui échapper que si j’étais sur mes gardes, attentif à déceler tout mouvement.

De là sans doute m’est venue cette capacité de nyctalope, à force d’un effort tendu d’attention extrême pour percevoir la plus infime lueur, le moindre reflet, la nuance entre un noir d’encre et un noir plus clair, dans le but de déterminer les contours de ce qui m’entoure et d’en vérifier l’immobilité.

 

 

C’était un véritable pêle-mêle que cette frayeur-là : le grand méchant loup qui mangeait les petits enfants, la sorcière aux doigts griffus et son énorme chaudron qui inventait mille tortures diaboliques – il y a un aspect absurde dans ces contes prétendument pour enfants qui sèment la terreur dans leurs imaginations –, et tout un ensemble d’animaux dont souvent la taille démesurée me rendait totalement vulnérable, vaincu d’avance : il n’y avait rien à faire contre cette sorte d’injustice et de fatalité à la fois, auxquelles je ne me résignais que la rage au cœur, terrifié et furieux de mon impuissance.

 

C’étaient des chouettes immenses au regard hypnotique et au bec d’acier, des serpents inconnus à l’expression maléfique, toutes sortes d’insectes géants, araignées, sauterelles, perce-oreilles. Des rats aussi, de taille normale ceux-là, mais en nombre infini, multitude aux yeux luisants.

à l’inverse, c’était parfois la petitesse même de certains insectes qui provoquait ma peur et m’empêchait de m’endormir, bataillons de fourmis qui envahissaient mon corps, profitant de mon sommeil en y pénétrant par les oreilles et les narines.

 

Ma peur de la nuit dehors obéissait à un peu plus de logique : il y avait les chauve-souris avec leur petit cri perçant si désagréable, qui, comme l’affirmait Bonne-Maman, s’accrochaient dans vos cheveux. De là, on passait à la question des vampires où les repères commençaient à flotter. Il y avait encore les rats avec leurs yeux luisants et leur appétit insatiable. Les lièvres et les lapins, dont on ne savait pas vraiment s’ils étaient farceurs ou s’ils préparaient une embuscade.

La logique basculait rapidement avec les loups aux yeux de braise et aux babines retroussées sur des crocs brillants ; à cause des copains de l’école, qui racontaient n’importe quoi sur les chiens qu’ils avaient vu depuis la grange un soir de pleine lune attaquer hommes et bêtes silencieusement ; sur les fameux vampires plus grands que des dindons ; sur les belettes qui vous saignaient au cou...

Les ombres furtives et les bruits inconnus de la vie nocturne, de ces chasses devinées, renforçaient ma peur du noir. Bon-Papa avait décidé de me guérir de la peur de la nuit.

 

Je devais avoir sept ans – l’âge de raison – et je me souviens qu’il avait commencé par me questionner longuement sur tout ce que je voyais la nuit, tout ce que je ressentais, toutes ces frayeurs connues ou secrètes. Quand je lui eus tout raconté, jusqu’aux moindres détails qu’il exigeait et qui parfois me surprenaient moi-même, car il y avait une sorte de distance qui alors s’instaurait entre ce que je vivais – avais vécu – et ce que je racontais, il décida d’aborder la nuit, l’obscurité du dehors.

 

Chaque soir, nous sortions après le dîner, il me tenait solidement la main, nous faisions le tour du jardin, quel que soit le temps. Le tour du jardin était variable, Bon-Papa modifiait le parcours, et modulait aussi la durée en fonction de critères dont j’ignorais la nature.

Chaque soir, tandis que nous parcourions le jardin dans la nuit, il me racontait quelque chose, m’expliquait par exemple la chasse nocturne : une fois c’était les chats, une autre fois les hiboux, une autre les belettes, et ainsi de suite. Il m’expliquait par exemple la vie nocturne des lapins et des lièvres, des chiens, des chevaux qui continuent à manger et dorment si peu, des vaches l’été qui broutent la nuit et ruminent le jour, de certains insectes qu’on ne voit jamais durant la journée.

 

C’est ainsi que je pris peu à peu l’habitude de me promener la nuit à ses côtés. Je lâchais parfois sa main. Je ne tressaillais plus à tous ces multiples bruits dans les buissons ou les sous-bois, sur le gravier des allées, dans la profondeur insondable des buis. J’écoutais. Je prenais plaisir à identifier l’approche du lapin, la fuite du mulot, la progression du hérisson. J’écoutais les arbres, le respir de la terre, le vent, la pluie. Je ressentais le chaud et le froid de l’air selon les endroits. Je respirais les odeurs qui montaient du sol, descendaient des feuillages, coulaient de l’écorce des troncs, émanaient des buissons. Je m’habituais à l’orage – éclairs, tonnerre, pluie – à la lune, pleine ou noire, aux étoiles. 

 

Un soir, je lui dis que je voulais faire un tour tout seul, qu’il m’attende là, sans bouger. Je revins sans qu’il me voie et le surpris, il sursauta, nous nous mîmes à rire sans respect pour le jardin ni pour les animaux qui s’égaillaient, brusquement réveillés.

 

Ensuite, il fit de même avec l’obscurité du dedans. Comme « le noir » était encore plus noir que dehors à cause du manque de profondeur et de l’absence de toute lueur, il imagina un jeu durant la journée : depuis le seuil de chaque pièce, je devais repérer l’emplacement des meubles et des objets, puis circuler au milieu d’eux les yeux fermés – au début je pouvais les ouvrir de temps en temps en cas d’hésitation –, puis les yeux bandés. Les parcours sans faute étaient récompensés par des gâteries, ou des surprises comme aller en ville avec lui voir le pharmacien, le libraire, le relieur, comme aller au restaurant, comme recevoir en cadeau un couteau, une vieille sacoche en cuir, de quoi fabriquer une fronde.

 

J’appris ainsi à observer et à mémoriser les lieux. Bientôt la grande maison me fut familière, chaque détail et chaque recoin. Ce fut alors le tour des bruits de la nuit. Il choisissait un endroit, on s’asseyait dans l’obscurité, l’ouïe aux aguets, et je devais identifier tous les bruits. Comme il était un peu sourd d’une oreille, j’arrivais parfois à le gagner de vitesse. Nous parcourûmes ainsi dans l’immobilité la grande maison, de la cave au grenier.

Tout naturellement, la maison me devint amie, dans ses craquements, dans ses silences, dans les habitudes de ses habitants.

 

Je n’eus plus peur du « noir », je pris goût à me promener silencieusement, à sortir dans le jardin sans être vu, à plonger avec bonheur dans le mystère de la nuit.

 

 

IV

LA PROMENADE ININTERROMPUE

 

 

Il me semble que je devais avoir quatorze ans. C’était en juillet. Bon-Papa travaillait sans relâche à une conférence importante. Vers onze heures il sortit brusquement, son chapeau de toile enfoncé et sa canne à la main, l’air renfrogné.

J’étais assis sur les marches du perron, en train de tailler un bâton. Sans un mot, je lui emboîtai le pas.

 

Nous avons marché en silence un long moment. J’étais aussi grand que lui et faisais beaucoup d’athlétisme au club de l’école. Il était sec et vif, avait longtemps pratiqué la voltige à cheval, marchait vite, sans s’essouffler.

Devant nous, la grande grille du fond du parc. Deux mètres vingt de haut.

– Prends-moi mon chapeau et ma canne, tu me les passeras après. 

En deux enjambées il arrive à la grille, saute, attrape la barre du haut, passe les épaules à la force des poignets, bascule ses jambes jointes au-dessus de la grille d’un seul mouvement et retombe souplement de l’autre côté, debout, élégant, un peu décoiffé, l’œil malicieux.

J’étais abasourdi. Je lui jetai la canne et le chapeau. A mon tour, je sautai, me hissai, fis mon rétablissement, m’aidai de mes genoux et de mes pieds, et retombai maladroitement, lourd et pataud.

– Tu as des progrès à faire, me dit-il en riant.

 

La campagne non moissonnée s’étendait devant nous, dans la splendeur de midi, dans la splendeur des couleurs de l’été. Nous avons pris la route des crêtes, puis plongé dans le vallon, puis à nouveau sur la colline. Nous nous étions mis à parler, à parler, à parler.

 

Il me raconte la philosophie des Grecs et des Latins, l’importance d’un corps sain, d’une tête « bien faite », l’aspect vital de l’équilibre – par nature et par définition instable –, de l’harmonie.

Aimer la nature, observer la nature : observation continue, qui n’a pas de fin, qui apporte à l’homme l’essentiel de l’homme. La nature, réservoir d’énergie, de beauté, la création.

 

Il me raconte la famille, les ancêtres. Les coutumes, les pensées, la sagesse et la folie de ceux qui nous ont précédé. Tout cet immense réservoir d’expérience, de créativité qu’est l’histoire. L’ambition de l’homme, la générosité de l’homme. Grandeur et misère. Croissance et déclin. Les âges des civilisations, les âges de l’homme.

 

Il raconte. Je questionne. Il raconte. Sa vie, ses souffrances, sa guerre, ses bonheurs, ses espoirs, ses faiblesses, ses forces. Il me raconte.

 

Une autre forêt a succédé aux champs, un autre vallon, un gué, l’autre versant, des vignes, un village, une forêt encore.

Le soleil s’était couché. La lumière du soir baissait quand nous sommes arrivés dans un village inconnu. Au café, Bon-Papa a demandé le téléphone. La maison était en émoi, Bonne-Maman affolée, les gendarmes à notre recherche. «Mais où aviez-vous disparu ? Tu es vraiment impossible. » Il riait. Je riais. Nous avons bu chacun deux panachés. Sa cravate était toujours à sa place, il avait transpiré sur le col de sa chemise, il était impeccable. Moi, j’étais en nage, un peu débraillé. Je riais, il riait.

 

Cette promenade n’a jamais été interrompue. Même par la mort. Il est toujours à mes côtés. Je suis à son côté. 

Sans doute a-t-elle commencé bien avant nos mémoires.

Subrepticement, la promenade de la vie étire le temps.