Venise

Images, instants

 

 

Cette première journée à Venise est reflet. Mille reflets. Reflet des visions antérieures de la ville et de certains lieux, superposées, amalgamées ; reflet des visions du souvenir, alternance d’un présent froid dans une lumière nette et tranchée de l’hiver, et d’un présent du passé, mémoire vive.

Reflet des visions intérieures, où sensations répondent aux émotions en échos multipliés, en rides sur l’eau des canaux calmes, en lumières sur les vitres incertaines des palais derrière les colonnes et devant les vagues du satin des rideaux.

Reflet des lustres le soir, contre les plafonds, répercuté sur l’eau sombre se mêlant, musique du mystère, à une musique lointaine, voix et violons.

Reflet des chatoiements bleus et roses du soir avant la nuit, dans cette poudre de lumière qui abolit la distance, irise les lointains et bouleverse les proportions, les silhouettes de pierre comme de chair.

 

 

 

02-92

 

 

Arrivée à Venise : la presque pleine lune, rousse et moqueuse, irisait l’eau d’une traînée oscillante et zébrée, dans la nuit.

Les yeux phosphorescents des pôles délimitent le chenal, semblables à une haie de hiboux, silhouettes plus sombres encore sur l’eau noire.

 

 

 

20-02-92

 

 

 

La grille en fer forgé de la fenêtre se reflète sur les carreaux sertis de plomb : jeu des arabesques, reflets de la grille avec le dessin du plomb et l’inégalité de la lumière sur les carreaux opaques, rugueuses aspérités du verre artisanal. 

 

 

 

21-02-92

 

 

 

À Ca’Rezzonico le gardien, petit homme excité, gesticulant, chaleureux et souriant, ravi des Tiepolo qu’il surveillait. Expliquant tout avec force gestes et mimiques, la « séduction », la « fête » où tout le monde de dos regarde quelque chose où figurent de trois-quarts Tiepolo père et Tiepolo fils...

C’était la première grande salle du Ca’Rezzonico en haut de l’escalier – clavecin, flûte traversière, hautbois – les sonorités se mêlaient de manière inattendue, tout à fait surprenante, inhabituelle, sans doute parce que les notes roulaient sur le marbre moucheté du sol avant de s’élever vers le haut plafond. C’étaient comme si la mélodie de chaque instrument était tressée avec celle des deux autres, un entrelacs irrégulier où tantôt la flûte précédait le hautbois, tantôt l’inverse, tantôt le clavecin faisait briller les reflets d’argent de ses notes comme des éclats de lumière, brefs ou maintenus dans l’air comme des fils de verre. La plénitude de l’émotion était si intense, si complète, si ronde (– pour ne pas dire sphérique –) que tout y participait : le reflet du dessin des carreaux plombés sur le beige de la toile des stores, sur la peinture rousse du clavecin et sur le sol, en des géométries distinctes immobiles, contrastait et s’harmonisait avec divers mouvements : celui de l’ombre des ailes déployées de la mouette en vol en contre-jour qui zébrait ce même store d’une trajectoire éphémère. Celui, varié, des trois tempo des pièces de Vivaldi. Celui des colombes à l’œil interrogateur qui marchaient sur le rebord de pierre du petit balcon que l’on devinait derrière les trois fenêtres.

Par elles, une lumière dorée encadrait les musiciens, hommes jeunes et beaux, en habit, d’un sérieux hiératique, au jeu intérieur, minces et denses. les miroitements sonores évoquaient la ville, se mariaient à Venise, se fondaient dans l’or des grands lustres de cette immense salle vide, et dans l’ocre des groupes de personnages peints dans les angles du plafond.

Après le dernier son du hautbois, juste après que se soit évanouie cette plainte grave et digne, tout juste après cette mort, dans l’instant une note a surgi, immobile, suspendue, lisse et pure, larme du temps.

 

 

 

21-02-92

 

 

Sur le Grand Canal, près du Rialto, dans le scintillement du soleil de l’après-midi, trois gondoles côte à côte ont glissé, brève trace noire sur l’eau dorée, argentée.

Des violons, des flûtes, des mandolines faisaient courir sur l’eau les ricochets de sonorités tendres et plaintives, tandis que les musiciens presqu’immobiles, tournaient leurs masques vers les rives.

Masques blancs, ou fondus dans le chatoiement des tissus, des voiles, des coiffes, des capes et des cols, mauves et rouges, jaunes et roses, bleus d’automne. Carnaval.

 

 

 

02-93

 

 

Le temps est magiquement immobile. Un arrêt où toutes les vibrations sont comme en sourdine, moderato, mais intenses, dans l’attente d’un signal de ce signe imperceptible de la mesure qui déclenche un jeu, une voix, le violoncelle.

Et voilà comme nous étions, l’un contre l’autre, en émotion calme et puissante, mer unique où la vague n’a qu’une seule course renouvelée, identique et changeante.

 

23-02-93

 

Querini-Stampalia

 

Le violon et le piano répétaient le morceau de Dvorjak, en s’arrêtant aux passages difficiles. À nouveau la mélancolie de Venise tissait son brocart de fils de musique et de lumière.

Tristesses des aspérités du violon, du parfum capiteux du piano.

 

23-02-93

 

Un quai du Dorsoduro : la lumière est d’argent en cette fin d’après-midi, la lagune est grise, miroitante d’or par le soleil qui descend. De gros bateaux passent dans le bruit sourd de leurs lourds moteurs. Un moineau insolent picore sur la table du café quelques grains de sucre près de la tasse vide qui fume encore, le café bu.

Puis tout est devenu bleu. Vers le gris pour l’eau, vers le vert pâle pour le ciel, la tache d’or du soleil autour d’un faible halo.

Puis le soleil : rouge dans la brume nacrée, pastille ronde, irréelle, improbable. 

 

 

23-02-93

 

 

Tôt le matin : froid, humide. Face à San Giorgio Maggiore, au bord du quai de la Piazzetta, les gondoles dorment encore sous leurs bâches bleues ou jaunes, bercées par l’incessant clapotis, prisonnières des longues perches noires.

La brume est grise et bleue, comme une fumée de pipe ou celle des tas de feuilles mortes d’automne.

Au fur et à mesure de la montée du soleil, une bande fine zébrée, or sur l’eau, devient métal en fusion, puis d’or se transmue en argent, traînée large étincelante. 

Plus tard, toute l’eau scintillante d’argent.

 

24-02-93

 

 

 

Venise s’éloignait dans une brume de fumée bleue, virant au gris, ciel et lagune, eau et lumière, comme une poudre, des particules illuminées de l’intérieur, d’un blanc ouaté, presque bleu ténu, clarté pâle, opale, jaune léger, plume de jaune léger, couleur fanée d’un tableau du Quatroccento, pourtant vive, irradiante de nulle part, estompée, liquide, iridescente, poudreuse, porcelaine d’autrefois, fine et d’une opaque transparence, opalescence de poussière de lumière.

Et Venise qui se noyait dans cette luminosité, silhouette diaphane et immuable d’éternité.