Dix jours en Bolivie

Juillet 1968


 

 

Antofagasta – Potosi

 

Le sifflet plaintif du train lance un dernier appel au Pacifique avant d’aborder la courbe.

Au sortir de la gorge l’espace nous frappe de plein fouet. Pierres, croûtes salines, poussière, pierres. L’oeil saute les monts nus, traverse l’ocre jusqu’aux montagnes multicolores où plonge le ciel. Le vent emplit le silence brûlant des étendues minérales.

Cahotante, la chenille infime du train serpente à 40 km/h. Le goût de la poussière est dans nos narines, se mélange à la saveur des mets que nous dégustons dans l’authentique wagon-restaurant victorien. Bringuebalés sur nos sièges d’acajou sombre recouverts de cuir vert, nous sommes servis par un vieux maître d’hôtel imperturbable, vêtu d’un gilet et d’un long tablier blanc. Pour chaque table, un bouquet est suspendu entre deux fenêtres à guillotine, entouré d’une carafe d’eau et d’un verre. Des cuivres rutilent partout dans ce train anglais des années 20 : les plafonniers 1900 ont cet aspect poseur et quelque peu méprisant des vieilles dames à coiffes de dentelle.

 

« Arrêt Pampa-Union 5 » : 40 000 habitants y vivaient la splendeur de l’époque du nitrate quand Sarah Bernhardt vint représenter Phèdre. La mort solitaire rôde entre les pans de murs bas alignés, les trous béants des fenêtres, au ras du sol gris retourné comme une lèpre à perte de vue. Les croix du cimetière resserrées par le vent frissonnent à l’approche des regards. Alentour, le désert file aux vibrations du soleil. La lumière a changé : au loin, jaillissent les volcans de la précordillère.

 

Notre voisine, dès Antofagasta, lie conversation avec nous. C’est une Bolivienne d’Oruro. À l’aide de nombreuses couvertures elle occupe seulement six places. Devant notre curiosité, ses yeux se plissent de malice : « J’ai quatre amies qui doivent monter à Calama et puis... vous verrez. »

 

Aux approches de Calama, notre amie nous conseille de changer de place : nous sommes trop proches de la porte pour ne pas avoir froid durant la nuit. Avant l’arrêt, tout d’un coup amicalement autoritaire, elle nous aide à faire le changement sans perdre une minute.

Le train roule encore que le wagon est pris d’assaut. Haletantes, des femmes surgissent des deux portes comme des sorcières. Elles traînent, poussent, hissent des paquets, des ballots informes. Des couvertures posées sur les places libres, elles repartent au galop. À peine ont-elles disparu qu’elles reviennent avec des sacs ficelés. Nous entendons des mots épars dans le brouhaha général : « marchandises », « mille », « je l’ai ici », « au retour, je te le rapporte ». Celle qui nous fait vis-à-vis compte l’argent, arrange ses vingt cartons et ses quatorze valises, ficelle, bourre, intervertit, s’assied, se baisse, se lève, parle en gesticulant.

Nous ne bougeons pas d’un pouce, esquivant de temps à autre un angle de valise ou de carton. Il devient urgent de protéger notre espace vital ; une fois perdu il est hors de question de vouloir reconquérir le terrain. L’équilibre précaire des échafaudages qui nous environnent, détermine notre action : de nos sacs nous formons à grand peine une barrière protectrice. Submergés, nous le sommes déjà. Mais nous nous refusons à l’étouffement.

 

Le train arrêté, l’abordage s’ordonne. Les courses le long des wagons se paralysent brusquement, tandis qu’une multitude de courants transversaux se forment dans l’instant. Malgré les cris, du quai aux fenêtres un va-et-vient de fourmilière s’instaure, marée obstinée que rien n’arrête, pas même la dimension croisée des masses se répandant à l’intérieur. Qu’importe, car le magma est tel qu’il est impossible de savoir maintenant où étaient les banquettes, les dossiers, le passage. Les filets doivent être entre cet amoncellement qui touche le plafond et ces grappes ventrues qui masquent les vitres.

Des gosses se faufilent, enjambent, sautent, s’étalent, en criant leur prix : « cinq pour un escudo » (des pommes), « dix pour un » (des citrons) « à un cinquante seulement » (les glaces). Le changeur fait ses affaires à voix basse : des milliers d’escudos passent de main en main, sortis d’un corsage, d’une manche ou d’une chaussure pour disparaître dans un sachet en nylon.

La cloche sonne dans un calme revenu où les conversations essoufflées se terminent en chuintements, où les anneaux d’or brillent aux oreilles des contrebandières. Quand le train part, le plancher du wagon est au niveau des fenêtres, quelques Boliviens au visage absent sont debout dans les soufflets.

Heureusement nous sommes en première classe.

 

La solitude du sel, entrevue sous les lueurs pâles du jour qui s’estompe, craquelle l’air sec. La nuit de l’altitude se coule maintenant avec le froid parmi les volcans dont on devine la masse écrasante.

 

Une activité fébrile règne parmi les voyageuses. Une valse de chaussures, de tricots en lainage fin, de lingerie en nylon, de parfums tourbillonne sous les faibles lumières du wagon. Un sourire malicieux : un lot de chaussures mystérieusement animé glisse sous notre siège. Puis une main surgit du magma prend possession des poches de nos sacs à dos. Comment résister au clin d’oeil complice après s’être dit nos prénoms ?

Quand les douaniers chiliens pénètrent dans le wagon, notre sac de couchage déplié recouvre nos jambes anormalement surélevées. La responsabilité en incombe à quatre valises dont nous feignons d’ignorer la présence inconfortable. Nos « marchandes » enfilent tricots sur gilets et enfin leur poncho. Les « carabiniers » les observent en plaisantant : c’est à qui fera état des meilleures cachettes. Une atmosphère familiale s’est instaurée : tout le monde s’appelle par son prénom, les rires jaillissent de bon coeur, chacun demande à chacune de lui rapporter telle ou telle chose de Bolivie.

 

De jeunes garçons emportent quelques paquets puis disparaissent dans la nuit. Le train repart, s’arrête pour permettre le déchargement d’étranges ballots dans une camionnette. Il fait un froid intense. Courbés sous une énorme charge inconnue, des hommes traversent le wagon tandis que le train roule lentement. Aussitôt, des chocs sourds ébranlent le toit.

Les voyageuses sont installées pour dormir. L’amoncellement s’est uniformisé en paquets bien nets ; chaque chose en cache une autre jusqu’au moindre recoin.

Les douaniers boliviens, une femme et deux hommes, passent en coup de vent. Comme par hasard, un crochet est libre : la douanière s’attarde un peu, découvre un sac sous son poncho, l’accroche rapidement.

À leur retour, tout est terminé en quelques minutes : les contrebandières déclarent la moitié de ce qu’elles ont et payent les droits correspondants.

 

 

L’arrêt brutal du train nous réveille. Le froid féroce congèle nos cerveaux, paralyse nos membres gourds. Nous changeons de compartiment pour être dans un wagon à destination de Potosi.

 

Le jour n’est pas encore levé. Sur le quai de Rio Mulatos quelques braseros de fortune rougeoient. Je descends. Le vent glacial me frappe de plein fouet. Moins trente-huit degrés.

Les feux de maigres branchages et de llareta dans des boîtes de conserve sont disposés derrière de petites tables où des gobelets fument. Pieds nus, et les pieds violet sombre, – depuis combien de mois ? pour combien de temps encore ? – vêtues d’un léger corsage, du hawayo et de sept ou huit jupes, les Indiennes vendent des galettes avec la boisson chaude. Elles sont secouées d’un tremblement continu sous leurs chapeaux. Je ne remarque ni les formes ni les couleurs, j’évite les regards profitant de l’obscurité. Il est un degré de souffrance par la misère à partir duquel la honte vous submerge.

 

 

L’obscurité se dissipe lentement. Dans la faible lumière les silhouettes évoluent, irréelles, entre les reflets giclant des braseros et l’espace atone de l’Altiplano. Peu à peu l’horizon profile sa monotonie givrée. Brusquement, le jour est là, transparent comme le vide. La pureté évaporée est d’une immobilité infinie, absolue. Par-dessus leurs bonnets de laine rouge à cache-oreilles flottants, souvent les hommes portent un chapeau de feutre. Le coloris des ponchos, des hawayos et des jupes nous fascinent dans cette limpidité de l’atmosphère qui évoque le cristal.

 

 

Le train louvoie en s’accrochant à sa crémaillère. L’altiplano a disparu, masqué par deux versants raides. Nous montons parmi les touffes d’herbe rabougries et les blocs désordonnés. Un village étendu dans le soleil du matin profile son clocher colonial sur le ciel fluide tandis qu’un groupe d’enfants habillés de chiffons sales et déchirés court en criant le long du train. Nous somnolons, engourdis.

 

 

Après la neige de El Condor, la station la plus haute du monde, et la flûte solitaire d’un berger invisible qui accompagnait le sifflement continu du vent, le train s’arrête. Pas la moindre maison alentour. Une procession en fête, à pas lents, traverse la voie. Un étendard en tête, puis une statue religieuse portée par quatre femmes en noir, la tête couverte par un long châle. Ensuite les musiciens qui jouent en dansant. Une musique à la fois mélancolique et rythmée jaillit des quenas, charangos, bombos et samponias. Il semble qu’ils sourient en tournoyant sur eux-mêmes, légèrement accroupis. Leur costume multicolore se superpose à la gravité des fidèles, les hommes d’abord, les femmes ensuite, qui marchent et chantent sur un mode sourd empreint d’angoisse.

 

Les vallées se succèdent : parfois nous dominons un troupeau de lamas chargés qui avance paisiblement sur le chemin en contrebas. Un berger ou un paysan découpe sur les nuages lourds ses vêtements noirs, son chapeau plat et les mollets nus de ses jambes nerveuses.

 

Potosi est là, accrochée à la pente, vision de rêve silencieux sous un ciel plombé. La neige obstinée tombe en flocons épars. L’atmosphère est étrangement ouatée. Les Indiens grimpent les ruelles, frôlant les vieux murs des maisons.