Bergen

 

Plus que la longueur du voyage, la conversation obligée avec les scientifiques du congrès à ce dîner d’arrivée m’avait donné sommeil. Je me couchai tôt – la nuit durait à peine quelques heures  –  tandis qu’ils continuaient à boire le nordique aquavit.

L’hôtel reposait au bord du fjord, dans le silence du crépuscule et le froid léger du mois de mai, éloigné des maisons colorées du port de Bergen.

 

Quatre heures. Il fait jour. Je sors. l’air est de cristal. L’eau est de métal.

De l’autre côté, loin, le fjord est dominé par un glacier immense, tabulaire, blanc, que double son image dans l’eau. le fil de la côte, en face, se devine à peine. Pas un souffle d’air. Pas un bruit. Un petit canote effilé est à moitié tiré hors de l’eau. les rames sont là, sagement posées dans l’échancrure des dames.

 

Je nage avec soin, sans bruit, ni clapot, ni éclaboussures. Le léger chuintement de l’étrave au moment de l’impulsion, les gouttelettes qui s’écoulent au bout des avirons au retour, la plongée et la poussée, la sortie de l’eau, le retour : mouvement circulaire continu, de tout le corps, les pieds calés, le souffle qui peu à peu s’harmonise avec la glisse discontinue de l’esquif dont la fuite s’accélère graduellement.

Jusqu’à cet équilibre mystérieux où l’élan et l’impulsion ne font qu’un, l’effort a disparu dans un rythme rond qu’accompagnent les deux remous spiralés attestant la présence des rames l’instant d’avant et celui de la poupe au centre, mais que tranche la proue par ce V horizontal qui ne cesse de s’ouvrir et de s’agrandir à perte de vue.

Cet équilibre mystérieux de la jubilation de l’esprit et du corps, l’odeur de l’eau et de l’air, la beauté de la lumière, l’espace du fjord, de la côte, du glacier, soi comme suspendu entre l’infini du ciel et l’infini reflet du ciel, subitement immobile au centre des profondeurs de l’eau et de l’air, soi minuscule point de contact de ces immensités, alors le souffle même s’arrête.

C’est dans ce temps aboli que leurs ailerons sont apparus, trace jumelle de leurs trajectoires parallèles. Les dauphins s’approchent sans que frémisse la surface absolument lisse, absolument plate du fjord argenté.

Ils frôlent le canote. Je vois leurs yeux interrogateurs et ce sourire qui les distingue. Ils jouent. Je les contemple avec une joie qui soulève mon être, me transporte, m’emplit, je pleure de joie.

J’entends alors, amplifié par l’eau, multiplié par l’espace, répercuté par la coque, les craquement propres aux dauphins, ce Cccrick, Cccrick, Cccrick. Et c’est une danse autour de moi, ils sautent et jouent, et sautent encore.

Combien de temps ? Ils sont repartis, leurs ailerons jumeaux ont bientôt disparu.

Je nage lentement pour rentrer, au centre de la douceur du fjord immense qui est comme velouté par la lumière du soleil qui vient d’apparaître. Le glacier est de velours, mon ombre sur l’esquif, et l’ombre des rames dépasse leur reflet.

 

Bergen recelait une autre magie. Par un chemin sinueux, on s’éloignait de la ville en tournant le dos au fjord. On montait d’abord entre des prairies et des bosquets. Puis les buissons s’épaississaient, une forêt clairsemée sur une descente abrupte à travers laquelle on entrevoyait l’eau du fjord dans un autre repli de terre, et posée sur la pente une maison compacte de bois au toit sombre. C’était là. La maison de Grieg.

Au milieu des arbres. Dominant l’eau. Quelques fleurs. Des voilages de dentelle aux fenêtres à petits carreaux. Un homme sérieux en costume-cravate vient nous ouvrir. Le parquet clair craque. Nous entrons au salon.

Sur le grand piano noir des photos anciennes. Tout est immobile, à sa place, propre, ciré. Un lieu exact mais sans vie. Un lieu avec chaque chose mais absent. Une pièce trop calme. Un salon comme si. Le maître n’est plus là.

L’homme sérieux explique que les Allemands sont venus. Qu’ils ont tout emporté. Et qu’après la guerre il a fallu plus de dix ans de patientes recherches pour tout retrouver et tout ramener, tout installer comme avant. Ce piano est bien le sien, où il composait. Tout le mobilier. La plupart des dentelles, aux fenêtres, sur les tables, sur le dossier des fauteuils, les objets. Le plafond a été restauré, il est en bois comme une coque de bateau, pour l’acoustique dit l’homme sérieux.

Je lui demande s’il peut nous faire entendre. Un grand sourire apparaît alors, il s’installe timidement sur le tabouret, découvre avec lenteur le clavier du piano, pose son regard ailleurs.

Les autres visiteurs se sont tus, nous nous asseyons tandis que les mains agiles de l’homme sérieux prennent leur envol. Grieg revient.

Il joue. C’est comme si toutes ces années étaient abolies. Le soleil atteignait le parquet, les tapis, brillait dans les godets de verre des pieds du piano. Le fjord entrait par la fenêtre ouverte, la musique faisait vibrer sa lueur d’argent sur la coque renversée du plafond. Les notes scintillaient, brisant l’espace clos du salon pour rejoindre l’air léger de cet après-midi de printemps. L’inspiration de Grieg était comme une paume ouverte,  fraternelle et puissante, amicale et profonde.

 

Il joue, joue encore. Longtemps. S’arrête. Personne ne bouge. La musique prolonge sa vie intérieure. En moi. Longtemps.