Dix jours en Bolivie

Juillet 1968

 

 

 

Sucre

 

Dans le petit hôtel de dernier ordre, le soir, les visages s’étaient fermés davantage quand nous avions dit « Français ». Le bureau de l’hôtel avait gardé nos passeports.

Maintenant, il est huit heures du matin ; je dois parler sèchement pour les récupérer afin d’aller les faire viser. La Bolivie est en état de siège : il faut signaler son arrivée, on vous délivre un permis de séjour pour la ville. Il en faut un autre pour s’en éloigner. Quand on la quitte définitivement, on obtient un passeport de sortie mais seulement après avoir acheté son billet de train sur lequel figure la date du départ et le lieu de destination.

Donc munis des passeports, je pars pour le DIC (Département d’investigation criminelle !).

« Revenez dans une heure, vos passeports seront prêts. » Méfiant, je préfère attendre, suivant du regard nos passeports qui passent de main en main, parcours des yeux, mais savent-ils lire ? On me les tend, fermés. Je les ouvre : aucun tampon nouveau n’y figure. Je le fais remarquer et exige à la fois. Lentement, ils s’exécutent. Si la police avait vérifié notre identité et n’avait pas trouvé le fameux tampon, nous allions en prison. Chacun sait qu’il est très, mais très difficile de sortir des prisons boliviennes, à moins d’être très riche ou d’avoir des relations parmi la CIA, et encore...

Revenant à l’hôtel, je trouve Isabelle dans une rage folle : peu après mon départ, sans frapper, la femme de chambre ouvrait à toute volée la porte de notre chambre et lui intimait l’ordre de sortir car la police la demandait.

 

 

Isabelle :

Du tac au tac je lui réponds :

« Je ne sors pas, que la police vienne ici. »

Affreusement inquiète au fond de moi-même. Un homme, très bien élevé, me demande la permission d’entrer, découvre sous son revers un insigne sur lequel je lis DIC. Je commence à avoir peur. Il me demande mon passeport. Je lui dis que justement mon mari vient d’aller aux bureaux du DIC, où il doit être en ce moment avec son passeport et le mien.

« -Par quel chemin êtes-vous venus ?

– Comment peut-on venir à Sucre quand on part d’Antofagasta ? Par le train. Nous sommes arrivés avec lui en passant par Rio Mulatos et Potosi.

– Par quel chemin repartirez-vous ?

– Mais, voyons, nous sommes de simples touristes et mon mari travaille à Antofagasta. Donc nous utiliserons le même chemin : Sucre, Potosi, Rio Mulatos, Ollague, Calama, Antofagasta. La ligne de chemin de fer normale, directe et... unique. »

 

C’est sûrement le patron de l’hôtel, nous voyant arriver avec nos sacs à dos et notre énorme sac de couchage, qui nous a dénoncés comme guérilleros. Je décide de bien montrer que nous sommes dans notre droit. Dans un pays où la délation et souveraine, il va malheureusement falloir, pour dissiper la méfiance dont nous sommes désormais entourés, que je porte plainte contre le patron de l’hôtel.

Lui extorquer son premier nom fut facile : quelque chose comme Perez, c’est-à-dire Dupont. Son second nom, il pensait sans doute que je ne connaissais pas la coutume qui veut que l’on porte le nom de son père suivi de celui de sa mère, me coûta un quart d’heure de colère vociférante. Le bottin me renseigna davantage : il est avocat. Je puis porter plante sans qu’il encourre de risques.

 

Je règle ma note, nous filons, sacs au dos, jusqu’aux bureaux du DIC. En traversant la cour, à droite, au ras du sol, sur un soupirail de quarante centimètres sur vingt, se découpent d’énormes barreaux. Une femme, accroupie dans la masse de ses multiples jupes, l’ombre de son chapeau masquant son visage, parle bas contre le soupirail : c’est la prison. On y est jeté par un trou rond dans le plafond. Le climat pré tropical doit générer là-dedans un nombre impressionnant d’animaux et d’insectes.

Le sous-chef nous reçoit avec force courbettes. Il parle beaucoup, tandis que ses yeux chafouins roulent, sans jamais se fixer sur nous, derrière d’épaisses lunettes de myope. Son comportement est onctueux. Il nous fait asseoir dans le bureau du chef. Quand ce dernier entre, il est impossible de ne pas penser au « méchant », personnage-type d’un certain cinéma. Un large visage comme un mur. Nez épaté, interstices des yeux, pas de lèvres, menton triangulaire. Impassibilité glacée. Nous sentons qu’il est capable de nous abattre sans un tressaillement et sans un mot, après avoir calmement fermé la porte.

Je raconte notre histoire. Il décroche son téléphone et convoque immédiatement le patron de l’hôtel. Nous lui parlons du marché de Tarabuco, où nous voudrions aller. Un échange très rapide avec le sous-chef. Nous saisissons au vol qu’il vaudrait mieux que nous n’allions pas au marché du samedi, en tout cas pas d’appareil photo. Le mieux serait dimanche. Il nous fait des excuses en une phrase. Nous sortons.

Isabelle et moi échangeons un regard : cela sent un peu mauvais du côté de Tarabuco. C’est dans la direction de Camiri. Une phrase tinte à nos oreilles :

« Comprenez-nous. Un de vos compatriotes a sensibilisé l’opinion récemment. »

Néanmoins, je me dirige vers la station des autocars. À la suite d’un homme qui vient d’acheter son billet pour Tarabuco, je m’avance. Le vendeur m’examine de derrière son comptoir et dit sèchement :

« Il n’existe pas de car pour Tarabuco. »

Et il me tourne le dos. C’est le blocus. Nous avons l’intime conviction que nous sommes suivis et signalés.

L’hôtel indiqué par le père Gustavo est de sous-dernier ordre. La femme du fils du patron est Française. En leur absence, une sorte de pirate boiteux nous reçoit. Le perroquet est là, qui tourne autour de son trapèze et de sa chaîne. Il a oublié les jurons enseignés par notre ami le père Gustavo.

À la gare c’est toute une comédie pour obtenir deux places dans le premier train, le lendemain à sept heures du matin. À force d’imprécations, de palabres, de ruses dialectiques et de bluff, j’obtiens deux places pour Potosi. Très chères. On m’explique que c’est le pullman ! Retour au DIC. Passeports de sortie. Aucune difficulté.

Le marché déborde de son enceinte pour envahir les ruelles avoisinantes. Un grouillement intense : des Indiens de Tarabuco marchent lentement, mélancoliques sous leur étrange casque noir à l’espagnole. Ils portent les cheveux longs, tressés en résille plate qui se termine par une natte ou une sorte de queue-de-cheval. Leurs pantalons en toile à sac s’arrêtent sous le genou découvrant des jambes fines aux muscles d’acier. Chaussés de sandales en cuir et pneu, vêtus de ponchos aux couleurs vives, rayées rouges, jaunes et noires, avec des pompons ou des franges, ils sont grands, beaux, virils. Leurs traits sont fins, une douceur calme accompagne leur sourire réservé. Quand ils parlent entre eux ce dialecte à l’influence guarani les sons âpres du quechua font place à une mélodie presque musicale.

Le bizarre de leur présence éparse parmi cette foule de Boliviens, petits, indifférents (semblables à des Tibétains), abîme entre deux races. Des enfants en haillons, des femmes autour de marmites énormes fumant des odeurs insoutenables, d’autres femmes derrière des étalages hétéroclites, légumes, fermetures Eclair et des boutiques sombres derrière les étals. Encore des femmes assises devant les pyramides de graines, sur le sol, disposées soigneusement dans leur hawayo multicolore. Misère effroyable... Les hommes ont des boutiques adossées à l’enceinte du marché : un grand flux et reflux parcourt la rue, à la fois lent et rapide. À petits pas feutrés, mâchonnant la coca, ils vont et viennent, des courants secondaires, des flots se forment çà et là. Quelques mots, des hochements de tête, des prix discutés silencieusement, des yeux presque, des billets chiffonnés un instant d’une main sale à l’autre, aussitôt enfouis. Seuls les regards, entre un pli de châle, sous un bord de chapeau, font du bruit. Un gargouillement de mots, d’odeurs, de multitude en mouvement émane de partout, mêlé à la saleté, sous les carrés de toile blanche tendus par des cordes d’un côté à l’autre de la rue.

Nous avançons à petits pas aussi, attentifs à tout, mais tout nous échappe. Nous sommes submergés, envahis. La peur transpire de ce monde tassé et mobile. Dès que notre oeil perçoit quelqu’un, il a disparu. Il est difficile de capter leur regard, qui remarque tout d’une seule mobilité impassible. Dans le couloir qui mène à l’intérieur de l’enceinte, nous nous faufilons, nous butons sur la fugitivité d’impressions indéfinissables et multiples, sur l’Indien lui-même fugitif et silencieux. Des hommes sont adossés un genou replié, le pied à plat sur le mur, d’autres accroupis, des femmes sous leur chapeau. À l’instant où nous débouchons du couloir sordide sur le marché (un tableau de Bruegel le Vieux) surgit devant nous un jeune garçon.

« Vous voulez des ponchos ? De Tarabuco ? »

Interdis, nous nous figeons. Je viens en effet de penser à des ponchos, et Isabelle aussi. Les pensées à nu pour les fentes sombres de leurs yeux. Machinalement je dis oui. Nous rotons du marché en le suivant. Il est habillé correctement, chemise et pantalon de toile. Bien entendu il nous a pris pour des Américains.

C’est un étudiant. Il nous emmène chez lui, en désignant le haut de la rue qui escalade la colline.

« Derrière les maisons. »

Je sens qu’Isabelle est fatiguée. Pendant que je la raccompagne à l’hôtel, je mets à l’épreuve l’honnêteté de l’étudiant : « Voilà dix pesos. Toi, tu pourras faire baisser le prix des paniers tressés. Le marchand m’en donne deux pour ce prix parce que je suis un étranger. Achète m’en trois, s’il te plaît, sinon aucun. »

Je le retrouve. Il n’a pu faire baisser le prix et me rend immédiatement l’argent.

Eusebio parle de la ville, des étudiants, des manifestations, de la police à mi-voix, de sa mère, de son désir d’aller à La Paz. Au bout de la rue nous continuons : multiples crochets, maintenant c’est un chemin de terre, un sentier, un petit ravin et une maison d’adobe. Un Indien de Tarabuco est assis devant la porte. Il est vieux et fatigué. Je lui offre une cigarette. Il me fait un large merci de tout son visage et s’éloigne à grands pas glissés dans la nuit qui tombe.

 

 

Isabelle :

Je m’enferme dans la petite cellule qui ouvre sur le balcon surplombant la cour intérieure, comme Antoine me l’a recommandé. Le vasistas bloqué avec le poignard, la porte par la chaise, la table et le lit. Assise, j’attends. Le vieux pirate boiteux de l’hôtel traîne la savate dans la cour. D’un coup, je réalise : c’est de la folie pure. Se séparer dans le danger. Qui est ce jeune garçon ? Où va-t-il le conduire ? Dans quel guet-apens ? J’attends. Des images s’entrechoquent dans ma tête, défilent devant mes yeux. Je le vois un couteau dans le dos, dans une prison du DIC, mêlé à une réunion clandestine d’étudiants révolutionnaires. Le pas du vieux me fait sursauter. Je suis seule. Il s’approche, puis s’éloigne. L’angoisse est là, en moi, autour de moi, compagne silencieuse, rythmée par la savate traînante.

 

Eusebio entre. J’attends dehors. Puis des voix et une vieille femme souriante revient avec une très large ceinture de cuir, à poches, où les Indiens de Tarabuco mettent leur argent et leurs feuilles de coca. Elle est cloutée, finement travaillée. Trop chère. Des poupées : je pense à notre collection. Elle me fait entrer pour attendre, car son mari doit les terminer.

« – Et les ponchos ?

– Il n’y en a plus, me répond Eusebio avec un sourire. Mentir, au sens où nous l’entendons, n’existe pas.

Une petite cour, des plantes, des lapins, une pièce nue, l’ampoule électrique qui pend du plafond. Deux jeunes filles : les cousines de mon guide. Nous parlons de la Bolivie, elles me montrent des photos d’elles avec deux Français. Sans intérêt. Brusquement, je vois Isabelle seule dans sa petite chambre d’hôtel. Mais je suis fou de l’avoir laissée. Ostensiblement, je regarde ma montre : « Je dois partir. »

Les poupées sont presque terminées. Tant pis. Je les achète, les mets dans ma poche. Eusebio me raccompagne. Je presse le pas, tout en lui parlant des paniers plats tressés. Il me dit qu’il les fabrique lui-même, qu’il en fera ce soir pour moi comme cadeau. « Je te les achèterai. »

Il ne refuse pas. Nous nous donnons rendez-vous à minuit à l’hôtel. Il promet. Je ne le crois pas.

Dès que je l’ai perdu de vue, je me mets à courir, dévalant la rue à en perdre haleine. Nous nous retrouvons. Quelle inconscience de se séparer dans le danger. Car la ville sue la peur.

 

 

Malgré elle, malgré le poids écrasant sur nous dans le marché où l’étranger est rejeté, nous y retournons le soir. La ruelle est noire. Trois boutiques ouvertes l’éclairent et quelques braseros. Des déchets accumulés sur le sol inégal. Un groupe essaie d’exciter deux paysans ivres qui se battent avec lenteur. Au coin du couloir qui mène au marché intérieur, un petit nombre d’hommes se chauffent au brasero. Ils mangent avidement on ne sait quoi dans l’écuelle que leur tend la femme de la marmite fumante. Les autres dorment déjà, assises, l’enfant dans le dos ou dans les jupes. Le froid estompe les odeurs. Le couloir jaunâtre est glissant, encombré de corps pêle-mêle. La grille du marché est entrouverte. Nous passons. Un pas, puis deux. C’est tout.

Partout, des amas informes. Une misérable ampoule électrique quelque part. Des tas de détritus en décomposition. Rien. Pourtant, la sensation aigue du fer rouge de regards invisibles. Lentement bouge un tas, un bord de couverture est repoussé. Puis un autre, et un autre, et encore. Mille yeux, à droite, à gauche, coulent leurs lances, nous expulsent. Frappés de plein fouet, sans comprendre, nous reculons, le souffle coupé. Ces amas, ce sont eux. Ils dorment à ciel ouvert, sur les ordures, pour se protéger du froid. La misère impénétrable est ce soir un océan humain pétrifié en tas : sommeil et regards.

Minuit : Eusebio ne viendra pas. Impossible de dormir à cause des puces. Nous quittons le vieux pirate, le perroquet, la peur, pour aller prendre notre pullman.