Dix jours en Bolivie

Juillet 1968


 

 

Sucre – Oruro

 

Cette fois, c’est la « micheline » de luxe qui relie deux fois par semaine Sucre et La Paz, l’ancienne capitale et la nouvelle.

En montant, les regards désapprobateurs inspectent nos apparences, franchement méprisants. Nous sommes au milieu d’Américains bruyants, de métis cravatés et arrogants qui, pourtant, n’ont pas renoncé à leurs filets à provisions.

Je vérifie par habitude si nos sacs sont présents parmi les bagages de la galerie. Ne les ayant pas vus, je découvre qu’ils font partie d’un lot qui doit prendre le coche tren du soir. En effet, ils n’ont pas été jugés dignes de figurer sur la micheline.

« Ce sont des sacs de guérilleros, » me lance le préposé.

C’en est trop. La rage, aidée par quelques pesos, hisse nos sacs que l’on cache soigneusement aux yeux du monde par une bâche.

 

C’est à grande vitesse que nous traversons les paysages. Une musique douce, arrangements des derniers succès à la mode, est diffusée par des hauts parleurs invisibles. Une hôtesse en mini-jupe et bas à résille, un petit calot sur l’oreille, veille au confort de chacun. Comme dans un avion de ligne, elle sert à certains passagers un plateau-repas. Parfois, l’atmosphère climatisée – aucune fenêtre ne s’ouvre – est troublée par la corne stridente et impérieuse du train : bien vite, apeurés, les Indiens, les ânes ou les chèvres s’écartent de la voie.

Délibérément, nous rangeons nos appareils photographiques. Les Américains « mitraillent », l’objectif collé aux vitres. Une famille sort de sa cabane pour voir passer le train. L’enfant est presque nu, le ventre ballonné, les yeux, le nez et la bouche coulant sur la terre collée à son visage. Notre voisin trépigne d’aise et prend photo sur photo. Le père, un instant ahuri, emporte son gosse et fait rentrer sa femme. Quand il sort à nouveau j’ai le temps d’apercevoir, superposée au visage de l’Américain ravi, l’expression de colère et de panique de l’Indien. Car la photographie, pensent-ils, donne le mauvais oeil.

« Extraordinaire, », s’exclame un autre en anglais.

Nous tournons la tête. Deux femmes squelettiques tirent lentement une charrue de bois. L’homme appuie sur le soc qui hésite dans la terre caillouteuse, tandis que le déclic multiplié des appareils crépite à nos oreilles.

 

Un vaste plateau autour duquel la voie décrit une large courbe. Les blés sont si clairsemés dans les champs que l’on se demande s’ils sont cultivés. Par endroits des tumulus de pierres : les maigres épis s’arrêtent pieusement à un mètre d’eux. Ce sont des tombes. Une maison se rapproche. Sur l’aire, un groupe de femmes piétinent le blé, aidées par deux ânes faméliques. Un homme utilise un fléau rudimentaire. À côté, d’autres femmes jettent la paille et le grain au vent, puis recueillent quelques graines au creux de leurs mains. Le tamis n’existe pas.

 

Potosi : premier arrêt. Nous changeons de train. Le temps de revoir le Père que nous sommes repartis vers Oruro, dans un wagon identique à celui qui nous a amenés la première fois. Il fait nuit. Un homme d’un certain âge, affable, à l’apparence espagnole, lie conversation avec nous. Il porte un curieux petit insigne à la boutonnière qu’il me semble avoir déjà vu quelque part. Brusquement, il me tend une revue jaunie, ouverte à un endroit déterminé, et me désigne une photo. Je regarde. Un groupe d’hommes et parmi eux, parfaitement reconnaissable, Che Guevara. Il m’observe, puis me demande :

– Vous connaissez ?

Je l’observe à mon tour et d’un air que je m’efforce de rendre le plus naïvement imbécile du monde :

– Ah, c’est vous là ?, en montrant un autre personnage

– Non, là Guevara, le Che

– Ah, vraiment. Comment c’est intéressant. Je peux lire ?

– Bien sûr.

C’est une très ancienne revue cubaine. Je la parcours distraitement. Les suppositions s’entrechoquent dans mon cerveau. L’insigne, je me souviens tout à coup, est celui du DIC. Nous sommes donc suivis depuis Sucre. Pourvu que le Père n’ait pas d’ennuis. Nous rendons négligemment la revue, en remerciant platement l’inspecteur. Aussitôt nous nous efforçons de dormir.

Le matin nous trouve sur l’altiplano. L’homme a disparu. Il fait un froid atroce. Quelques Boliviens hostiles – ils ressemblent étrangement à des marchands chinois ventripotents et rusés – nous dévisagent en coulisse. L’étranger, quel qu’il soit, est délibérément exclu par ce peuple xénophobe. Historiquement, ils ont pour le moins des circonstances atténuantes.

 

L’altiplano est incroyablement peuplé : de cette étendue désertique en apparence, surgissent des villages, se croisent de nombreux sentiers souvent invisibles. On ne les distingue que par des silhouettes se mouvant avec rapidité. Or, leurs pas est habituellement lent.

L’arrêt suivant au village qui s’allonge près des rails résout l’énigme. Une quantité innombrable de bicyclettes sont posées sur le sol. Le marché de la viande s’étend au long des wagons. La foule indienne est là, chatoyante et multicolore dans l’atmosphère cristalline. Aucune odeur : il fait trop froid. Les quartiers de viande congelés sont posés à même le sol.

 

Le lac Poopo vient à notre rencontre. Ce n’est qu’un immense miroitement entrecoupé d’oiseaux. Une barque glisse au loin sans rider la surface. Nous retrouvons les flamants roses du salar d’Ascotan. Le train ralentit.