Dix jours en Bolivie

Juillet 1968


 

 

Potosi

 

L’irréalité nous enveloppe, tel un chant inconnu. Les fleurs lentes des flocons s’endorment sur les tuiles fanées des maisons basses. Les ruelles à pavés bosselés grimpent en pente raide. Masse mouvante des Indiens dont nous ne percevons que les silhouettes flottantes dans le soir qui vient, léger comme une aile. Les formes esquissées des chapeaux, visages devinés et les sons chuintants du quechua murmuré dans l’air limpide. Charme ouaté du mystère de cet intense grouillement indien qui longe les maisons coloniales, glisse devant les portes en bois sculpté ornées d’or ou d’argent, disparaît au détour des pierres rose délavé d’une église, se découpe un instant dans les arabesques d’une ancienne grille en fer forgé. Nous nous coulons parmi cette foule et les marchandises accumulées devant les portes : sacs renflés, objets étranges, cierges peints, herbes odorantes.

 

Dans le marché, le soir, les hommes portent des ponchos rayés brun rouge très courts, et les femmes assises m’interpellent de la voix et de la main. On m’indique le marché noir : une espèce de couloir étroit, totalement obscur, où une multitude se bouscule en piétinant pour se frayer un passage. En contrebas d’un escalier, une place couverte de baraquements en bois. Tous les tissages sont là, depuis le vieux tissu fait à la main aux couleurs passées qui sert de tapis aux nouveautés, jusqu’aux hawayos des fabriques de La Paz parsemés de points brillants.

Tard dans la nuit, les éclats de voix de deux hommes ivres nous parviennent ainsi que les sons lointains d’une quena mélancolique.

 

Le Père nous reçoit dans la minuscule cuisine de l’hôpital. Il nous parle des Indiens, de leur timidité extrême. D’un coup c’est la misère brutale qui nous prend à la gorge comme un cinglement de fouet. L’espérance de vie des mineurs travaillant dans les mines d’argent du Cerro Potosi, dont le renom date de la Conquête, est de vingt-huit ans. Leur gain : cinq francs par mois pour huit heures de travail quotidien. Les galeries ne sont pas étayées, cela coûterait trop cher aux propriétaires. De temps à autre, elles s’écroulent : qu’importe la mort de centaines d’hommes ! À la réunion des mineurs de la paroisse du Père, l’autre jour, on a parlé de liberté, de sécurité, d’augmentation. La police, qui guettait, est arrivée, interdiction des réunions, bagarres dans la rue à coups de fusil et de dynamite. Bilan : huit morts seulement, car le Père a stoppé la violence en se jetant entre la police et les mineurs.

« – Vous savez, ces flambées sont rares. Leur abrutissement est presque total à cause de l’altitude, du travail épuisant, de la coca, de la malnutrition. On en vient à se poser la question de l’utilité d’une révolte, de l’efficacité d’un réveil de conscience.

– Mais pourtant il faut faire quelque chose.

– Nous sommes pratiquement impuissants. Tout est pourri. La délation, que toute autorité encourage, que le gouvernement entretient, crée ce climat de méfiance où chacun sait qu’il peut être dénoncé sous n’importe quel prétexte par son voisin, dans le but de gagner quelques pesos. La réforme agraire a supprimé les grandes propriétés. Mais pour faire accepter cela aux propriétaires il a fallu les dédommager. Actuellement, ils sont tous hauts fonctionnaires ou bien possèdent des mines. Ce sont les cholos (métis). Ils empêchent la construction des routes, paralysent la pénétration des instituteurs dans les campagnes, freinent par tous les moyens notre action, exploitent l’Indien qu’ils veulent maintenir tuberculeux, analphabète, abruti par la coca et la carence alimentaire. »

 

 

La pureté de l’altitude : toits dévalant la pente, la montagne d’argent tout près et les autres, bleues, plans nets jusqu’aux sommets enneigés de la cordillère au loin. L’aigu de l’air transparent au coin des yeux, au bord du nez et des lèvres. Le soleil dru aux angles de terre vieil or des maisons coupe l’ombre des rues. La rigole centrale où, ce matin, les seaux sont vidés. Tous ces regards impalpables, filtrés sur nous, tous ces visages entraperçus, si sombres, si fermés, que l’on ne sait pas ce qui fuse des yeux perçants : curiosité ? indifférence ? L’Asie est à l’angle de leurs pommettes, impénétrable comme leur immobilité et leur mouvement : ce court pas trotté ou bien cette ampleur balancée de leur corps versé en avant sous la charge. D’où vient ce paysage mystérieux dans l’ombre de leur chapeau, sous l’appui frontal des porteurs qui parfois se profile sur cet autre paysage surgi dans la fuite d’une rue, échappée vers les hauteurs ? « Le Tibet », me glisse Isabelle. Des couleurs, des femmes en noir, des couleurs, des boutiques sans fenêtre, mais le trou noir de la porte ouverte et les sacs ventrus de feuilles de coca.

 

Une curiosité dense pèse sur nous : l’hostilité quelquefois, mais aussi des sourires fugitifs. Rien ne leur échappe. Souvent il nous est impossible d’acheter des tissus, ou quoi que ce soit : ils ne veulent pas vendre à des étrangers. Pourtant, ils ne disent jamais non, et répondent soit par un prix exorbitant, soit par le silence. Quand on pose une question à un Indien il ne faut jamais y inclure un élément de réponse.

 

 

Eugenio, jeune séminariste bolivien rencontré auprès du Père, vient me chercher pour m’emmener dans le marché noir. Isabelle reste à l’hôtel : ses yeux bleus ou ses lunettes de soleil empêchent toute tentative de discussion. Eugenio me présente comme son ami : les visages s’ouvrent ainsi que les arrière-boutiques. C’est la crainte de l’étranger qui disparaît.

De retour, j’offre à Eugenio une de mes chemises et un chandail. Il est tellement fou de joie qu’il me propose d’aller chez son oncle, disposé à vendre des tissages anciens. Il revient un peu plus tard avec un poncho à lui dont il me fait cadeau : c’était le tapis de sa table d’étudiant. Le taxi nous mène vers la maison de l’oncle. Les pavés ont fait place à la poussière. Le quartier transpire la pauvreté. Exprès, je romps le silence brusquement : qu’y a-t-il derrière leurs visages ?

– Eugenio, à quoi pense cette femme, là-bas ?

– Qui sait... ? à ses poules sans doute, c’est une paysanne.

Eugenio dilue son regard avec facilité si loin au-delà du mien malgré mon intense effort pour le retenir. La femme, assise par terre, immobile au coin de la rue, semble voler auprès du soleil, adossée à la lumière. Est-elle perdue dans un rêve intérieur ? Eugenio a-t-il dit vrai ? Qui saura jamais ?

L’oncle nous ouvre sa porte vermoulue. Je traverse la pièce sombre pour déboucher dans une cour exiguë où m’attend la tante. Les rires étouffés des enfants cachés. Je surprends leurs yeux entre deux pierres et, de temps à autre quand je me retourne, leur chapeau trop grand en feutre déteint qui disparaît derrière la murette. Nous parlons. La méfiance s’estompe. La femme va me chercher petit à petit des trésors qui s’accumulent sur une chaise. Impossible de tout acheter, alors que tout est magnifique. Nous discutons. Longues hésitations. Eugenio tour à tour de mon côté et du leur. La tante me sourit. L’oncle, impénétrable, me fait l’accolade. Les enfants ne sont pas venus.

Après, Eugenio me parle longuement. Dans le fatras de ses phrases confuses je décèle une requête, mêlée à des serments d’amitié. C’est d’un manteau qu’il s’agit, pour l’hiver. Premier temps : gêne de ma part. Deuxième temps : il est impossible de demander le désintéressement à la misère. Eugenio me considère comme un ami, avec la sincérité de l’instant. Chez eux, tout appartient à l’instant : la pensée, la vie, la vérité, la mort. Notre conception du bonheur, du mensonge, leur est inconnue. Je suis bien son ami. La misère efface le sentiment : amitié égale aide, entraide.