Dix jours en Bolivie

Juillet 1968


 

 

« Le Père »

 

« Potosi possède un hôpital spacieux, quelques médecins, aucune infirmière. Le médecin, presque toujours cholo, tient avant tout à sa réputation. Quand un malade trop gravement atteint se présente, il est refusé. Jamais le docteur ne prendra le risque de le soigner ou de l’opérer car il pourrait mourir. C’est la famille du malade qui doit s’en occuper, le nourrir, le panser, acheter les médicaments. Ceux de la campagne ne peuvent guère tenir plus de deux jours à la ville. Notre hôpital est trop petit. Je tente de récupérer les malades rejetés. Le plus souvent, les autorités me refusent la permission de les emmener. »

 

Nous visitons son hôpital : les adultes en voie de guérison aident les infirmières débordées. Un bébé dont on doit couper la main à cause de la gangrène ? Beaucoup de tuberculose : 90% nous dit le Père. Cet enfant sous-alimenté de deux ans à qui l’on donnerait six mois, ventre gonflé, yeux exorbités, visage osseux. L’infirmière nous parle de la méfiance des parents qui hésitent à confier leurs enfants : fréquemment il est trop tard. Et puis cela fait une bouche de moins à nourrir. Leur récupération est médicalement très malaisée : la plupart n’ont jamais bu de lait, presque tous sont coprophages et mangent de la terre. Devant le cabinet des consultations, une masse innombrable de femmes attendent avec leurs enfants. Peu appartiennent à la campagne.

 

 

Au Département d’investigation criminelle, je me trompe de porte pour l’obtention des tampons et permis nécessaires, conséquence de l’état de siège. On me questionne de telle sorte que je surveille mes réponses et me rends compte de mon erreur : je suis au bureau d’Informations et de Dénonciations. Visible de loin sur une pancarte que j’apercevrai en sortant. Je monte un escalier surplombant la cour où les Indiennes rasent les murs. Sans doute les femmes apeurées de ceux qui sont en prison. Les policiers métis manifestent leur arrogance : des gueules d’orangs-outans sauvages sous l’uniforme. Une femme me reçoit avec amabilité. Tous mes papiers sont en ordre au bout d’un quart d’heure. Derrière elle, sur le mur, des photographies atroces sont épinglées. Toutes sont le résultat d’opérations de police, intervention dans une manifestation ou dans une bagarre personnelle, exécution d’un prétendu agitateur, punition d’un criminel, traître à l’armée dénoncé, accident malheureux que la police, bien entendu, n’a pu empêcher. Des lambeaux de chair, des corps abominablement mutilés, des éclaboussures de sang. Je demande :

« – Pourquoi ?

– Pour leur apprendre », répond la femme avec un sourire.

Evidemment.

 

 

À nouveau dans la rue parmi eux. Une patience et un temps infinis pour dépasser l’impénétrable. Il faut les regarder dans les yeux, les lâcher, les regarder encore. Alors la gravité fait place au jeu, tout aussi hermétique. Souvent, ils se moquent de vous gentiment : à ces moments-là, ce sont des enfants pour lesquels tout est prétexte à rire.

Un tour dans le marché : des aliments, fèves, pois, haricots et mille petits objets usuels en plastique aux couleurs criardes. En sortant, sur le trottoir d’en face, une femme assise sur ses talons vend dans son hawayo déployé devant elle, des fruits, des graines de toutes sortes, disposées en petites pyramides méticuleuses. En deux enjambées l’uniforme de la cogne ricanante est là, de trois balancements de son long bâton les pyramides sont éparpillées, rasées. L’Indienne se précipite, à genoux, ses mains ici et là pour essayer de récupérer les restes de son étalage dévasté. Alors le bâton du policier satisfait frappe les doigts de la femme, une fois, deux fois, trois fois, poursuit ces mains qui, découragées, se recroquevillent avec le corps accroupi dans l’encoignure voisine. Résignés, les Indiens alentour ont baissé la tête, détourné les yeux, repliés sur eux-mêmes, en eux-mêmes.

 

Quatre boutiques sans fenêtre qui se suivent : uniquement des instruments de musique, charango, guitare aigrelette fabriquée avec une carcasse de tatou, flûtes indiennes, flûtes de pan deux par deux. De chacun, le vendeur tire une mélodie lancinante ou rythmée qui a la pureté des hauteurs, la tristesse de leur sourire. Des paysans passent devant la porte, un minuscule ballot à bout de bras, mâchonnant la coca en même temps qu’un morceau d’un bâtonnet gris : de la cendre et des cailloux amalgamés pour que tout le suc des feuilles se dégage.

 

Un vieil aveugle parle avec le Père.

« – Venez avec moi. Je dois vérifier ce qu’il me dit. »

Près du marché la ritournelle rapide des prieurs publics pour les âmes des morts, dans le silence qui s’établit autour d’eux. Habituellement ce sont des aveugles. Avec le nôtre, nous nous enfonçons dans une ruelle du marché. Derrière, pêle-mêle, des marchandises et des objets, une porte. Un cour encombrée de ferrailles rouillées, de bois pourris, de ressorts, une gosse se traînant à quatre pattes, une Indienne lavant une nippe dans un baquet sale, deux poules, une aïeule édentée parlant trois mots d’espagnol, un chat rongé de lèpre.

« – Il dort là », dit la vieille en désignant l’aveugle.

C’est une niche au milieu des monceaux de débris dont la terre battue est recouverte d’un tas de chiffons en lambeaux : les couvertures du vieux. Quand il fait souvent moins trente degrés la nuit. Il a des enfants, paysans vivant à cinquante kilomètres de la ville, qui ne le nourrissent ni ne l’hébergent. D’ailleurs il préfère rester à Potosi où, quand même, des gens lui donnent un peu à manger. Rien. Il n’a rien.

Le vieil aveugle disait vrai.