Ravy : salon d’été, un soir

 

 

 

Avant même qu’il ne paraisse sa présence était déjà dans le salon d’été, portée par son intention et notre attente.

Brusquement sa chevelure est apparue, épaisse, folle, romantique. Puis lui-même, affable.

Il y eut un bref discours du maître des lieux, suivi d’un commentaire de Margot, sa petite-fille jeune fille solaire.

Avec chaleur et passion il expliqua, joua quelques accords en manière d’exemple comme à son habitude.

Se tût, s’assit, Schubert.

 

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La lumière du couchant rosissait quelques nuages lents et le faîte des grands arbres du parc.

La musique semblait suivre parfois un vent léger que le mouvement des feuilles attestait. Ou bien s’élevait en une tempête, retenue par le petit salon.  

Une sorte de brûme diluait les personnes assises, d’où cependant émergeaient les deux fenêtres et le miroir, reflet de la lumière musicale qui dilatait le centre de l’être. 

 

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Lara, mère de Margot, blonde et belle, aux yeux de ciel, tournait les pages partitions.

 

Brahms

 

Ensuite Stéphane Cassar expliqua avec fougue les trois mouvements des Jeux d’Eau à la Villa d’Este de Liszt que nous allions entendre : la joie de la rencontre de la personne aimée, le doute dans l’inconnue de la réciprocité, le bonheur dans la preuve de l’amour partagé. Et le lien du phrasé avec la dance, et l’invention des couleurs musicales annonciatrices de Ravel, et les notes d’eau, et les Jardins de la Villa d’Este, et …

Et Margot lut une lettre d’amour de Liszt d’une voix nette chargée d’émotion retenue.

Et les mains de Stéphane, ailes dansantes sur les touches, ses doigts si épais comme des feuilles voletant dans la brise, aussi comme la force du tonnerre …

S’ouvrit alors une brèche dévoilant un espace liquide, souple, sans contour, où virevoltaient à l’infini ces sonorités jaillissantes et mêlées qui amplifiaient l’âme. 

 

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La seconde Ballade de Chopin était claire, fluide, mystérieuse. Le monde avait disparu, seule subsistait une magie profonde.

Stéphane ÉTAIT LA MUSIQUE. Par lui, par elle, on flottait soudain dans un paysage séraphique, mordoré, puissant. Où régnait une calme incertitude qui étonnait et séduisait. Un bonheur teinté de surprise, semblable à l’automne en forêt.

 

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Par Anna Karénine et la voix haletante de Margot, Tolstoï – ce maître des divagations de l’esprit et des sens, des ruptures proches de la folie – emplit le Salon d’Été d’un trouble étrange. 

Qui se prolongea par la mélopée multicolore de Scriabine, dure et tendre, heurtée parfois. Une lumière éblouissante et multipliée retenait le souffle ; par moments sauvage cette presque dame ramenait à la terre, une terre vitale, dense, bouleversante.

 

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Détachant les syllabes de séduction ou voilant la sensualité de certains mots, la voix posée de Margot généra une onde troublante, issue d’un passage de Lolita.

Que Stéphane répercuta par Prokofiev, une danse heurtée, Méphisto?, mélodie haletante, aux miroitements parfois sauvages, aux tendresses insoupçonnées, aux violences marquées.

Avait-on quitté la steppe russe depuis tout à l’heure ? Ou les bouleaux de Sibérie ? Apparaissait soudain la maison envahie par la neige et la glace du Docteur Jivago.

Une impalpable oppression, un charme trouble nous avait saisis.

 

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Il y eut quatre bis dans le Salon d’Été tout entier vibrant. La première Ballade de Chopin : ce fut un envol.

Une improvisation en Do Fa Si : l’émotion se multiplia, les larmes vinrent aux yeux.

Chopin encore, Nocturne : qui pouvait respirer ?

Scriabine pour la seconde fois : ineffable. 

 

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Revenir prit un certain temps. Parler, davantage.

La musique, à cette hauteur, est proche du divin.

 

 

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