Beyrouth, 1978

 

L’attaché militaire était confiant. Il avait prévu ce parcours pour se rendre compte de la situation, la période était calme, donc propice à ce genre d’examen

Nous roulions lentement parmi les rues désertes. Tout était calme en effet, ce dimanche matin là, aux abords de la rue de Damas, de cette zone de ruines et de gravats qui sépare le secteur musulman du secteur chrétien de Beyrouth.

Nous étions en 1978, début avril. L’espoir de normalisation de 1977 s’était évanoui en février avec la tuerie de Fayadhyi. Depuis lors, trois passages, le Musée, Sodeco, le Port. Des « francs-tireurs » de part et d »autre, des victimes innocentes.

En ce matin de printemps, les herbes folles du macadam éclaté et la végétation des barrages de terre verdissaient. L’air était frais, le soleil éclatant ricochait sur les façades borgnes, les trous des obus béaient dans la masse informe des ruines incohérentes.

Nous roulions lentement : pas un bruit, pas un chant d’oiseau, pas un mouvement, le chaos du béton disloqué enchevêtré reposait dans son absurdité, signe de l’homme.

Un instant, par une trouée, à huit cents mètres, apparut un groupe de miliciens, assis l’arme au poing, bavardant aux angles de la chicane.

Peu après, trois chiens efflanqués, trottant, apeurés, la tête de côté.

Puis la mer a surgi, entre deux édifices, exsangues, d’un bleu très dense, lointaine, comme une promesse inatteignable, si rapetissée : l’instant suivant, elle avait disparu.

 

Il s’était établi un équilibre précaire entre diverses atmosphères, une sorte de neutre irréel entre notre état intérieur, celui qui régnait dans le monde clos de la voiture malgré les vitres ouvertes et les ruines intensément immobiles. Nous ne parlions pas. Nos yeux, nos pores scrutaient.

La forte pente de la rue s’accentuait pour passer sous le Ring. En face, à l’angle, cadre sombre d’une fenêtre éventrée, lentement le canon d’un fusil s’abaissait vers nous. La voiture descendit la pente, prit à gauche vers Beyrouth-Ouest – la fenêtre nous surplombait – et s’éloigna dans l’axe du fusil en direction du Ring ensoleillé et désert.

L’équilibre intérieur avait instantanément implosé, mon être physique se recroquevillant, claquemuré dans une zone dense au creux du ventre. J’étais dédoublé de mon individu spirituel qui assistait en observateur amusé, l’ironie au coin des yeux, à ce moment particulier. Aucune sensation de peur décelable objectivement, mais un flottement, au centre d’un temps et d’un espace tétanisé. Avec la certitude d’un déjà-vécu, comme pour exorciser l’instant présent en apportant la preuve de l’avoir dépassé.

La voiture remontait en direction du Ring. Je me ne regardais plus rien alentour, les yeux fixés sur le pinceau du macadam, la nuque raide, un filet glacé roulant le long de la colonne vertébrale. Voilà la trop bien connue sueur froide.

Tendu vers le moindre bruit – quand tout s’arrête entend-on la détonation ? – attentif à l’explosion, au voile rouge ou noir, à la brûlure, si c’est  la tête, au cou ou à l’épaule que se situe l’impact, surgit l’évidence de la bêtise monstrueuse de tout ce qui massacre la vie. Montre autre moi était plus ironique, il était sombre, les dents serrées, rebelle à son propre destin.

C’est ainsi que la voiture finit par atteindre le Ring et sortir du champ de la fenêtre éventrée. Mais il y avait mille autres fenêtres éventrées et combien de tireurs postés ?

 

L’attaché militaire me sourit : il n’avait rien vu.