Autre espace autre temps

  

Ni les deux hommes, ni les trois chevaux ne s’étaient retournés en direction de l’oasis dont on n’apercevait plus que la cime des peupliers par-delà les collines de pierrailles et les sommets ocre brun.

 

Ils montaient parmi les éboulis, dans la réverbération métallique des pierres plates, éclatées par le gel d’hivers millénaires, que les sabots des chevaux faisaient parfois tinter. C’était un son clair, immédiatement happé par le vent, un vent venu du plateau qui dévalait la pente raide et s’engouffrait dans l’immensité des vallées.

 

Ils ne furent bientôt que trois points infimes, lent mouvement dans cette aridité immobile sous la lumière crue du soleil à pic, tranchée par l’entaille noire du vol d’un aigle.

 

 

Vagues démesurées, les pentes volcaniques dansaient à l’infini et filaient vers les falaises des sommets tabulaires. Le temps géologique avait adouci les éboulis, l’érosion façonné les rocs, le sable usé le basalte : les failles étaient rongées, creusées de cavités lisses et rondes, tordues par les tourbillons de l’eau, autrefois.

 

Ils avaient disparu, s’étaient lentement dissous dans le relief mouvant par l’ombre des nuages, vie du minéral qui subjuguait le regard.

 

 

 

Les chevaux improvisent leur sente au fond de la faille, elle-même encaissée dans la vallée. C’est alors qu’apparaissent les guanacos1, un mâle et deux femelles, juste au-dessus de nous, légers, agiles. Ils disparaissent et réapparaissent, curieux, sans crainte, yeux sombres et pelage doux,  danseurs aériens de l’aride.

 

La pente devient si raide qu’il  faut ruser, choisir les diagonales. Les guanacos ont filé devant sans bruit, effleurant de face la pleine pente.

Nous débouchons sur le plateau nu, gris de vent et raide de froid. La transpiration des chevaux brusquement glacée les fait trembler. Nous les encourageons de la voix mais parler contre le vent nous fait souffler, comme eux.

 

Le vent est maintenant discontinu, il chante par surprise dans les buissons d’épineux. Le sol est de sable jaune, ou lie de vin. Les montagnes fuient si loin, depuis le haut sentier, mauves, bleu nuit, bleu clair, rouges, grises, bleu pâle. Onze plans successifs jusqu’à l’horizon. Horizon de vent,  ciel et  nuages de vent.

 

Les chevaux ont soif. Le froid tranche le corps quand nous atteignons l’enclos de la ferme inoccupée.

 

Accoudés au muret de torchis nous regardons l’immensité à perte de vue, nous regardons le vent, le vent de ce crépuscule noir d’orage sur les montagnes noires. Le soleil apparaît tout à coup dans ce mince espace de ciel entre le bord des nuages et les crêtes, c’est une bande de lumière or et rose qui glisse sur tous les reliefs – les feuilles des buissons brillent fugitivement, argentées, luisantes – puis  tout se nimbe de bleu pâle, et la nuit.

 

Nous rentrons. Première nuit. Moins dix degrés, pleine lune.

 

 

 

Le lever du jour les trouva debout, réveillés par le froid, près du feu. L’eau du maté2 frissonnait. Voulant rentrer, les chevaux entravés avaient tenté le passage au point le plus faible de l’enclos. Surtout la Muscade, séparée depuis peu de son poulain. Il leur a fallu l’immobiliser pour la traire, la soulager. Ils ont bu son lait.

 

Ils ont pris du temps. Pour déjeuner, pour se réchauffer au soleil, pour parler aux chevaux, les flatter de la main, de l’œil, pour les harnacher, pour fixer le bât, attacher les sacs et les provisions. Les repères des animaux étaient modifiés, comme les habitudes des voyageurs.

 

Ils sont partis le soleil haut, dans la direction opposée à celle que les montures voulaient, ils durent les activer un bon moment.

 

 

Nul sentier, nulle trace précise, ils s’avançaient au milieu de buissons gris, ou verts, et de touffes blondes d’herbe rêche, accompagnés de temps à autre par les bêlements de quelques moutons qui s’enfuyaient. Ils étaient dans le soleil et le vent revenu, au milieu du jeu rapide et fantasque des ombres, la fuite de l’ombre des nuages qui galopaient aussi sur la steppe.

 

Peu à peu ils s’immergeaient dans l’improbable mobilité de l’inerte : incessante, imprévisible mobilité, inquiétante, fascinante. La lumière et l’ombre. Les lumières et les ombres. Cette mobilité entrait en eux par le regard, jusqu’au plus profond de leur corps, rythmait le mouvement même de leur progression, de leur corps au pas des chevaux, du pas du cheval au cavalier.

 

 

 

Je ne m’en suis rendu compte que le lendemain, le troisième jour. Mais déjà la veille, nous nous observions, il y avait ce que l’un ou l’autre aimait, ou n’aimait pas. Boire au ruisseau, arracher les feuilles de tel buisson, refuser cet obstacle, ou l’ignorer, faire semblant. Descendre plus lentement, changer les rênes de main, se caler en arrière, déchausser les étriers. Mettre pied à terre pour resangler.

 

Les moments de la journée aussi importent, plus ou moins d’énergie, une torpeur, une alerte.

 

Nous faisons halte au bord d’une lagune salée parsemée de flamants roses. Là le temps d’un éclair, deux ombres rapides se croisent à nos pieds : là-haut un couple d’aigles vient identifier les intrus.

 

Par grappes tourbillonnantes s’approchent ou s’éloignent des nuées de petites mouches dans l’air vibrant. Il fait au moins quarante degrés. Nous reprenons la « picada » 3.

Elle marque le sol compact d’un sillon irrégulier, large de vingt centimètres, profond de trente. Combien de sabots pendant combien d’années sont passés à cet endroit, précisément là, pour creuser cette trace évidente, mais invisible dès qu’on s’en éloigne ?

 

Qui étaient-ils, l’homme et le cheval ayant marqué les premiers le tracé? Je pense à la multitude des sentiers immémoriaux qui forment une résille légère sur les continents, sentiers des hommes aimantés par l’ailleurs. Sentiers de pieds nus, sentiers des sabots des chevaux, sentiers des empreintes de chameaux, routes des nomades, pistes des déserts, chemins des Andes et de l’Himalaya.

 

 

 

La lagune calme était d’une eau vert pâle et grise. Soleil et vent chaud. Ils étaient saisis par l’absolue beauté de cette étendue nue, dure et sèche mais douce à l’œil, l’espace à peine courbé, les pentes légères, les rives rondes de la lagune où régnait une harmonie inconnue, dont le mystère même les transportait, attentifs, silencieux. La lumière maintenant dorait le paysage et la poussière soulevée par les sabots. Ils s’arrêtèrent, et sans une parole, d’un commun accord, tournèrent bride pour aller voir de plus près la petite ferme qu’ils avaient remarquée tous deux. C’étaient trois constructions imbriquées, murs en torchis, toit de tôle ondulée, portes de bois autrefois peintes en vert. Il y avait un corral rond en buissons secs et terre séchée, calés par des pieux robustes, un hangar à côté, une série d’autres enclos à moutons, un jardin potager, une source, deux grands saules au tronc noir et cinq peupliers dont les feuilles bruissaient dans le vent léger du soir. Pas une âme et l’âme du lieu. Une grande hache plantée dans le billot, près du tas de bois.

 

Ils se sont installés dans la douceur du crépuscule, protégés dans ce creux fermé entre les collines par tous ces murets de terre qui épousaient les mouvements de terrain. Ils firent du feu, mangèrent la viande en silence sous le ciel brillant d’étoiles et le froid mordant de la nuit. Les chevaux étaient paisibles, ils avaient bu à la source et goulûment mangé leur avoine.

 

 

C’est un vrai bonheur de pouvoir faire sa toilette : le jour bleu se lève à peine, l’eau de la source jaillit, limpide, glacée. L’air est immobile et coupant. Deux, trois étoiles brillent encore.

 

Maté2. Plus une demi-pomme chacun. Le soleil déborde la pente de la colline. Je ferme les yeux pour sentir sa chaleur sur mon visage tout entier.

 

Soudain un grand fracas dans le corral. Des hennissements dedans et dehors. D’un bond, nous sommes là. La Dumin a détruit une partie du corral, elle piaffe et tente de secouer ce qui l’entrave, elle est empêtrée dans les pieux qu’elle a arrachés, les fils de fer en boucles, et les branchages. La Picaza roule des yeux furibonds. Seule la Muscade est impassible. Hors, libres sur la colline, galopent, hennissent et jouent les chevaux de l’endroit venus voir les « nouveaux ». Il y a une électricité entre eux qui est perceptible, si forte que la Muscade frémit à son tour. D’abord les chevaux : de l’avoine. Ensuite le corral : reconstruire, consolider. Enfin seller, charger le bât. La Picaza refuse son ancien maître. La Dumin s’excite avec le cliquetis des anneaux d’attache du bât, qu’il faut fixer à l’aide de tientos4. Départ.

 

Premier arrêt chez Valentin qui apparaît quand les aboiements des chiens sont calmés.

« – Alors, comme ça, vous êtes en voyage. »

 

Hochement de tête, approbation peut-être, considération et envie à coup sûr.

 

Nous rejoignons deux autres peones5 dans la salle commune noircie de fumée, près de la cuisinière en fonte rafistolée. Maté2. Un vieux calendrier de 1986. On parle foot. Rires.

 

Selon eux, le Pont Caché, près duquel vit Martin est éloigné de vingt-cinq kilomètres environ, nous pourrons y être vers sept heures.

 

Nous avançons. Soleil fort. Les étendues salées sont entrecoupées d’immenses pampas sèches. L’une après l’autre. L’une derrière l’autre. Insensiblement j’ai glissé dans un autre temps. Mes habitudes sont celles du cheval. Les repères sont le matin et le soir, la direction à choisir, la pitance des chevaux. Comment on est, son cheval et soi. L’accord, devenu immédiat dans ses variations, du rythme de l’un et de l’autre. Je somnole, mais relève les rênes instantanément quand il trébuche. Peut-être somnole-t-il aussi, et cette sieste à deux porte doucement nos rêves. Que sont les rêves des chevaux ?

 

 

Un homme à vélo dévale la pente dans notre direction. On aperçoit au loin l’unique peuplier de sa petite masure. Il vit seul. Voilà deux mois qu’il n’a vu personne. Il vient pour parler.

« –  Alors, comme ça, vous êtes en voyage. »

 

César a le même ton que Valentin. Il parle vite, si vite que les mots se mélangent, il veut tout dire, du temps, des moutons, des chevaux, du moulin et de l’eau. Selon lui il resterait encore six heures pour atteindre le Pont Caché, a puro tranco6.

 

Il est déjà cinq heures de l’après-midi. Les nuages occultent le soleil.

 

 

 

Ils ne pouvaient pas s’en apercevoir à cause du vent devenu froid, des nuages devenus gris : l’espace maintenant reculait. Le chemin allait tout droit mais il montait, pente insensible qui fatiguait les chevaux. Gris lui aussi, poudreux dans la poussière sombre de la lave. Avant qu’il ne fut nuit, ils resanglèrent. Puis marchèrent devant les chevaux. Puis rééquilibrèrent le bât, mais il leur fallut tout descendre et tout réinstaller. En selle.

 

Le jour a disparu. Pas d’étoiles. Neuf heures du soir. Le Pont Caché était encore loin, tapi dans la vallée profonde, ils n’avaient pas franchi le col.

 

Le chemin montait toujours. Ils n’avaient rien mangé depuis la demi-pomme du matin. Ne s’étaient arrêtés que chez Valentin et pour César.

«– Ton Martin, tu le connais bien ?

– Oui.

– Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?

– Il y a cinq ou six ans quand je faisais mes tournées avec le camion bleu. »

 

Voilà ce qu’ils se disaient dans la nuit noire et le vent apaisé. Ils étaient devenus sensibles à la température des masses d’air qu’ils traversaient, ainsi quand on nage en pleine mer, on sent sur la peau les changements de température de l’eau, et la différence des odeurs, celles de la mer elle-même, celles portées au ras de l’eau par la brise. Pour eux, ici, les odeurs étaient la violence des buissons d’encens, la persistance du thym sauvage, la senteur inimitable, enivrante, musquée de ces touffes aux feuilles résinées et aux fleurs jaune.

 

Odeur des chevaux harassés, oiseaux de nuit, lièvres ou tatous qui s’enfuyaient à la dernière minute, apeurés.

 

 

 

On finit par voir beaucoup de choses, la nuit. Les noirs sont inégalement denses, le sombre a une multiplicité de nuances. Les masses de la végétation défilent de chaque côté de soi, la ligne des crêtes, les reliefs tapis, je vois le paysage bouger au rythme unique du pas du cheval. Parfois, il s’arrête. Il a ses raisons. J’attends, il repart. Je lui parle doucement. Puis c’est une tranquera7 compliquée qui nécessite la lampe électrique : les chevaux sont brusquement agités, ils sont désorientés, ils savent qu’ils ont maintenant perdu le chemin du retour. Et tout de suite la pente s’inverse, l’air qui monte de la vallée est chargé d’odeurs différentes, il est chaud, d’une douceur de sable. Nous marchons devant sur le chemin à peine entrevu, ils récupèrent derrière nous un pas serein.

 

Le Pont Caché. Minuit. Nous avons bien parcouru cinquante kilomètres.

 

Minuit. à cheval, immobiles, nous frappons dans nos mains, confiants. Crions à tour de rôle le nom de Martin. Les chiens se réveillent, six ou sept, et commencent leur raffut.

Minuit quinze. pas une lumière.Le rafut des chiens augmente. Les chevaux s’agitent. Nous repartons pour camper à proximité.

 

Deux coups de feu, 22 long rifle, une voix qui encourage les chiens. La voix porte l’agressivité d’un homme qui a peur. Nous filons en direction de la rivière, en contrebas, droit à travers les buissons, la lune tardive éclaire faiblement entre les nuages. Encore plusieurs coups de feu, nous libérons les chevaux avec leur harnais, je crains qu’ils ne soient blessés, on mettra le temps qu’il faut pour les retrouver demain. Ils tirent en principe en direction des jambes et nous sommes tapis au sol...

 

Les chiens s’éloignent. Nous mangeons un peu de viande, de pain, de fromage, et nous installons pour dormir à la belle étoile, dans un creux sablonneux.

 

La prescience du danger me réveille au petit jour. Je me redresse à peine : ils sont six, armés, avec les chiens. Je me lève, fais de grands signes, réveille mon compagnon.

« – Alors, comme ça, vous êtes en voyage. »

 

Le fameux Martin s’explique. On lui vole des chèvres tout le temps. Le vent était contraire cette nuit – il n’y avait pas de vent – il se souvient du camion bleu, il s’embrouille, nous invite à déjeuner, nous aide à récupérer nos montures, nous offre un quartier de viande.

 

La gêne, après la peur. L’isolement, l’ignorance, la peur.

 

 

 

Après la toilette dans le Rio Chico, après leur déjeuner, après les remerciements et souhaits d’usage, après la traversée du pont en ciment qui effraya les chevaux, ils abordèrent la forte côte qui conduisait au haut-plateau. Là ils se sentaient bien. Là ils étaient bien. Ils prirent une picada3 dans le droit fil de la pente, arrivèrent au-dessus d’un vallon et d’une source où paissait une manade magnifique d’une quinzaine de chevaux, un étalon pommelé, deux hongres bai-brun et alezan, neuf juments et trois poulains aux robes claires ou sombres, à la crinière noire, blonde, blanche. Ils se détachaient dans le gris du vallon, gris des pierres, gris des buissons. Nuages gris devant le soleil.

 

 

Le haut-plateau les accueillit avec le vent et la pré-cordillère enneigée au loin. Une sorte de jubilation les saisit par le froid des solitudes qui était liberté pure, nouvel espace du corps, du regard, de la pensée.

 

Ils prirent un maté2. Ils prirent leur temps. Leurs yeux brillaient, le silence en eux éclatait d’une joie presque sauvage, qui apaisait les chevaux.

 

Le ciel s’allongea de la steppe à l’horizon, nuages effilés, bandes ovales de morceaux de ciel bleu.

 

Le haut-plateau s’allongea avec le ciel. C’était comme chevaucher entre deux hauts-plateaux, entre deux ciels, entre deux miroirs, l’un  clair, l’autre sombre, tous deux en mouvement, mouvement imperceptible et permanent des nuages, mouvement lent et continu des chevaux.  Ils flottaient entre deux mirages, chevauchaient-ils les nuages ?

 

C’est dans cet état particulier de densité, où l’être est ramassé en lui-même, totalement attentif à ce qui l’entoure, qu’ils abordèrent une large combe enchantée : un tapis serré de fleurs fuchsia minuscules, au milieu d’un immense pré incliné vert tendre. Trois chevaux paisibles. Un moulin à vent au-dessus du puits. Une brise légère, la lumière douce du soir qui vient. Et rien.

 

 

 

Maintenant il pleut. Le jour éclaircit à peine. Les chevaux ont profité cette nuit d’un bon pâturage, même entravés, même la Picaza enfermée dans un enclos de fortune. Prudence.

 

J’allume le feu sous l’étroit auvent, puis me rendors bien au chaud, torpeur, demi-sommeil qui éloigne la réalité du froid humide.

Réveil, oignons et pain grillés sur la braise. Nous sortons les vêtements de pluie. Sécher les chevaux et seller, bâter, charger, tout couvrir, partir.

 

La pluie est drue, tenace. Mais la vallée est ouverte, l’horizon clair malgré la pluie. Nous cherchons le gué, le ruisseau coule fort dans un lit étroit aux parois verticales. Les chevaux trouveront bien. La pluie nous engourdit.

 

Ils découvrent le passage, hésitent à s’engager. En avant. Plus loin une ferme. Nous demandons la route.

 

Montée régulière, tout droit, il fait de plus en plus froid, le vent forcit de face, la pluie à l’horizontale de plein fouet en plein visage.

 

Avancer. Encourager les chevaux. Avancer. D’un coup, la grêle qui cingle. Hommes et chevaux ont du mal à garder les yeux ouverts, en fait une glissade du regard, par intermittence, juste entre les paupières une fraction d’instant. Avancer.

 

Le béret au ras des sourcils, ramassé sur la selle, arc-bouté contre la griffure de la grêle et la lanière du vent, une intense émotion m’envahit. Le corps est au chaud, hormis les points froids du visage et du bout des pieds, tout est sec sauf les mains et la figure, et j’éprouve là, en cet instant, un étrange confort : je forme avec mon cheval une masse compacte où se mêlent nos forces, nos confiances, nos chaleurs – ce que lui sait déjà – d’autant plus fortes que la grêle est rude, d’autant plus chaudes que nos corps sont glacés par endroits, d’autant plus confiantes que nous ne savons pas où nous sommes, qu’aucun de nous n’a emprunté cette piste désaffectée, que nous montons vers un col inconnu et qu’autour de nous il n’y a rien. Mais rien.

 

Précisément au cœur de ce rien, au centre de cette absence, j’ai la certitude que rien ne peut arriver, ou que tout peut arriver, que d’avance tout cela est accepté, que rien ne changera le flux impermanent de la vie immuable, que seule cette certitude de confiance existe, qu’elle inonde mon corps et mon âme, rien, et rien d’autre. Je me sens n’être rien.

 

Plus rien ?

 

 

 

Ils franchirent la tranquera qui précédait le col. Les nuages étaient passés. Le vent tomba. Ils entrèrent dans une vallée isolée, fermée par les montagnes, peuplée d’une grande quantité de moutons paisibles et d’agneaux bondissants, à la végétation courte mais verte, et de nombreux buissons. Le sol était parsemé de minuscules marguerites blanches à six pétales très ouverts, comme un dessin d’enfant. C’était un lieu magique, solaire et doux, qui ouvrait leur cœur et renforçait la certitude qu’ils éprouvaient désormais. Ils auraient voulu rester là, chevaucher indéfiniment là.

 

Pourtant la piste descendait. Ils débouchèrent dans une large plaine, où sinuait une rivière luisante sous le soleil, coupée par les barrières de hauts peupliers qui chantaient dans la brise. De grands saules odorants tordaient leurs troncs noirs. Au cœur de ce décor bucolique ils découvrirent la misère des masures de Mapuches8, les enfants sales et morveux, les haillons, et pourtant le sourire :

« – Alors, comme ça, vous êtes en voyage. »

 

 

    D’ailleurs, c’est la misère la plus absolue qui les attendait ce soir-là. Ils dormirent sous un auvent partiellement crevé, d’une estancia qui avait été opulente dans un autre temps, c’était le Bazar de la vallée, le Magasin. Et l’homme qui leur avait offert l’hospitalité n’avait même plus la force de lacer ses chaussures. Il avait quatre-vingt dix sept ans et son aide avoua cent six ans environ. Il leur raconta sa vie – il y avait si longtemps qu’il ne faisait plus que soliloquer. Ces immenses arbres, ce cèdre, cet araucaria, ces fruitiers, les peupliers, les saules : il avait tout planté. Ces maisons à demi écroulées, les corrals défoncés, il avait tout  imaginé, inventé, construit de ses mains. Ces ferrailles entassées, rouillées, il les avait toutes utilisées. Ses yeux très bleus avaient vu la naissance, la croissance, l’opulence, la chute, la décadence, la décrépitude. Ils leur faisaient peine, ces deux vieux, résignés, mélancoliques, qui allaient et venaient de leur pas traînant, hésitant sur la direction à prendre dans la cour entre le puits, leur maison éventrée, le magasin écroulé, les ferrailles. Logeaient là un nombre indéfini de chats, une dizaine de chiens faméliques, une quinzaine de poules et deux coqs dont l’un était enroué comme une crécelle. Il ne savait plus très bien d’où venaient ses lointains ancêtres, les premiers qui s’étaient établis en Patagonie, du Caucase, de l’Arménie, de Syrie. Il s’appelait Sede.

 

Autour de cette famille, de ce clan, circulaient au moins des légendes que connaissaient les anciens. Celle d’Antonio Sede, l’accapareur de terres, qui disait : « De chacune de mes cinq estancias, tout ce que l’œil peut voir m’appartient » ; celle de José Sede, instigateur de l’assassinat de son propre père à Arroyo Las Minas pour la mine d’or, aujourd’hui vaincu par le remords.

 

Destin de cet autre vieux Sede et de son péon5 centenaire, ni femme, ni enfant, harassés jour après jour par la misère, accablés par la crasse et les menues tâches du quotidien. Néanmoins, ils eurent toutes les difficultés, le lendemain matin, pour faire accepter au vieux Sede leurs provisions et quelques pesos. Il était digne et triste, droit dans la lumière du soleil matinal qui filtrait à travers les hauts peupliers, regardant partir les voyageurs, avec un timide geste d’au revoir de la main.

 

 

 

Nous nous sommes réveillés avant le jour à cause de ce maudit coq enroué. Nuit inconfortable. Ce sol, quelle crasse, combien de dizaines d’années d’accumulation de tous poils, laines, excréments, débris, déchets, ordures. Tout était sec et tassé. Mais les odeurs.

 

Nous sommes partis vite. Les dindons gloussaient, les chiens aboyaient, les oiseaux sifflaient des notes aiguës.

 

Je somnole un peu avec le soleil qui chauffe. Nous sommes sur le chemin qui mène à la petite ville, impossible de continuer par le raccourci, un nouveau propriétaire, italien, a fermé le passage ancestral en cadenassant les barrières pour la première fois dans l’histoire.

 

Un ‘sulky’ approche derrière nous. Sur le banc, un visage buriné qu’il me semble reconnaître. Il se présente. Aurelio, Mapuche, soixante-dix ans, large sourire, nous a vu passer hier, il était devant sa maison, au bord des grands saules, quand nous avons traversé le gué.

«  – Alors, comme ça, vous êtes en voyage. »

 

Il nous fait promettre de s’arrêter chez lui, la prochaine fois. Puis s’éloigne, sourire.

 

La petite ville somnole dans la poussière. Nous n’avons plus de provisions pour les chevaux, ni pour nous. Comme elle me paraît bizarre, cette agglomération. Maisons fermées. Silence. Un chien ici ou là. Une épicerie est ouverte.A côté un pré, de l’ombre, plus loin deux maçons sur un échafaudage. Nous attachons les chevaux. Un sentiment de malaise nous étreint dans ce lieu sans âme et sans vie, rues sans ombre, poussière blanche.

 

Le visage de l’épicière est fermé. L’avoine, seulement par sacs de quatre-vingts kilos. Le téléphone ? pas de téléphone. Allez à la cabine d’en face.

 

Heureusement, entre Aurelio. Il a aussi besoin d’avoine. Nous décidons de partager un sac.

 

Aurelio s’en va, sourire clair dans l’ombre de son chapeau, le ‘sulky’ tiré par sa vieille jument baie sous le soleil de plomb.

 

Reste le téléphone. Niet à la gendarmerie, niet à la cabine parce que cassée, niet chez le mécanicien, niet à la poste où une seule ligne fonctionne exclusivement pour les besoins du service. Eusebio, le postier, est bègue, difforme, bec de lièvre, œil chassieux, bossu. Quasimodo. Mais dans son œil valide, on lui voit le cœur. Je parle de Chiche, le postier de l’endroit où je veux téléphoner. C’est son copain, ils sont supporters de Boca, moi aussi, tout va bien, il lui transmet le message.

 

Un jour, je repasserai par là, je penserai à lui. Nous repartons sous le soleil de plomb. La tristesse de la petite ville nous a envahis.

 

 

 

Tant qu’ils durent rester sur les bas-côtés de l’autre route, le vent en tourbillons et rafales qui venait de partout, ils se sentirent mal à l’aise. Les chevaux aussi, naturellement. Ils n’arrivaient pas à chasser de leurs pensées ni de leurs corps cette ambiance mauvaise du bourg, comme une glu qui rendait tout opaque sous le soleil de plomb.

 

Le grand vent du Maiten9 les atteignit en pleine face, les lava, les purifia. Vent froid qui dévalait des premiers contreforts de la cordillère encore enneigée, prenait tout son élan sur le plateau, faisait onduler les hautes herbes en vagues incessantes. Contre les rails du chemin de fer désaffecté dormait un vagabond ivre mort, les poings serrés sous le menton, comme venu d’ailleurs poussé là par le vent.

 

Ils firent halte à Puesto Chapas, dans une anfractuosité des collines, brièvement, juste pour s’assurer que la ville avait bien disparu.

 

Insensiblement le chemin montait le long du contrefort qui fermait le Maiten9 au Nord. Ils s’arrêtèrent au point le plus haut pour contempler le plateau dans toute sa splendeur. Le soleil et les nuages jouaient sur les pentes et les pâturages à perte de vue. Serpentait la rivière Chubut dont le tracé était marqué par la masse verte des saules, des peupliers, des joncs, de l’herbe tendre des berges. Les sommets de part et d’autre, rocs immenses aux tons fauve et montagnes mauve. Tout au fond la grande cordillère, blanche dans la brume bleue.

 

 

 

Quand je regarde l’étendue, les pâturages où paissent les chevaux, où broutent les bovins, me vient la pensée vers la fin de ce sixième jour, des grands voyageurs de jadis. Les conquérants : Gengis Khan, Alexandre le Grand. Ceux qui ont atteint l’Espagne venant d’Arabie, les nomades. Tous ceux qui ont chevauché, des jours, des nuits et des jours, dont la vie même était de chevaucher sans fin. Et les grandes batailles de l’Antiquité, de l’Histoire. Et les voyages du nord au sud de la France, au Moyen-Age. Les migrations d’autrefois. Alors que je suis entré dans un temps indéfini, je prends conscience de la puissance de l’attente dans ces circonstances-là, du lent mûrissement de la vision des temps qui viennent, de l’essence même de la conquête ou de la bataille, qui est d’être désir et volonté, certitude inexorable.

 

Vertige de la steppe. Aspiration par l’espace du ciel et l’espace de la plaine, illimités.

 

C’est le crépuscule. C’est le fond de la vallée, le bout du hameau Arroyo Las Minas, l’école n°100. La neige est tout près.

 

« – Alors, comme ça, vous êtes en voyage. »

 

Veronica nous ouvre la porte de l’enclos de l’école et nous offre l’hospitalité de la salle de classe pour la nuit. Sa mère, Elva, est là aussi.

 

Je me rase pour la première fois. Toilette et vêtements propres pour le dîner. Veronica raconte sa vie, très tard. Vie de courage dans un dénuement matériel, moral, psychologique, intellectuel. Mais parfois aussi, le découragement, la révolte.

 

 

 

Ils se réveillèrent avec le jour. Le froid de la nuit avait givré les carreaux de la salle de classe. Ils devaient nécessairement traverser la rivière Chubut, et allèrent inspecter le pont suspendu : les crues tardives de printemps avaient emporté la moitié des traverses, disloqué l’assemblage. Restait le gué. Veronica avait dit que deux paysans du voisinage l’avaient emprunté la veille. L’eau coulait vite, avec force, et semblait profonde. Il leur faudrait passer avant que la fonte matinale n’augmente le débit. Ils définirent ce qui leur semblait être le meilleur passage par l’île de galets.

 

 

 

La toilette d’hier soir, malgré un peu d’eau chaude, était une toilette de chat. Je remonte la berge, il est sept heures, le soleil dore un sommet. J’entre dans l’eau, nu, la berge est creusée comme une piscine où le remous du courant forme une lente spirale. L’eau à mi-cuisses je me frictionne les jambes, les bras, le visage, la poitrine, le ventre. Une sorte d’euphorie m’emplit, une clarté, une fraîcheur au-delà du froid. Mon désir irrésistiblement me pousse à m’asseoir sur mes talons, l’eau couvre ma lèvre supérieure, je respire au ras de la surface. Une joie immense m’inonde. Je ne sens plus mon corps, seule la puissance absolue de la nature est là, couvre tout, envahit tout, la montagne m’a saisi de toute sa force d’eau, de toute sa densité de roc, de toute sa masse de cordillère, je suis une vibration tellurique, je suis le jaillissement du torrent, un espace ouvert. Je ne suis plus moi mais infiniment plus que mon être, je suis incorporé, dilué, dilaté, conscience, temps aboli. Minéral et végétal, air et lumière.

 

Je n’ai pas froid. Il fait trois degrés, dehors.

 

 

 

Ils sentaient bien que trois jours de plus, ou trois semaines, ou trois mois, cela ne faisait plus de différence. Ils étaient entrés physiquement dans un autre mode, l’univers en eux s’était imperceptiblement transformé, ils éprouvaient une jubilation sereine, intense.

 

Ce gué était passage. Un passage dur et profond, dans la lumière du matin qui dansait sur les remous. Ils s’engagèrent, l’eau montait. Les chevaux firent mine de s’arrêter. Ils les poussèrent jusqu’à l’île de galets.

 

Au lieu de prendre leur temps et de vérifier, ils poursuivirent dans la foulée, sans hésiter, parlant aux chevaux d’une voix autoritaire. Derrière la Muscade, qui était passée, la Dumin fit mine de reculer, il la contraignit d’une poussée du poitrail de la Picaza, elle s’arc-bouta à nouveau, ils crièrent tous deux ensemble, la berge abrupte apparut, élan, les antérieurs en appui, poussée des postérieurs, rétablissement.

 

D’un coup ils prirent conscience qu’il n’y aurait pas de retour. Et qu’ils abordaient le dernier jour.

Ils hésitèrent, faisant semblant de chercher l’entrée du sentier, tournèrent en rond, ils n’avaient pas envie de quitter Arroyo Las Minas. Le soleil était déjà fort. Enfin ils foulèrent la picada3 directe qui amorçait la montagne.

 

 

                     Le sentier est plus escarpé que la berge. Très vite, le hameau est loin en contrebas, les sabots glissent sur la pierraille où sinuent les lacets de la draille, les sangles prennent du mou - le passage du gué a tout secoué et mouillé - il faut s’arrêter, mais aucun plat en vue. Nous continuons, hommes et chevaux en équilibre instable, sur la pente roide, en laissant faire le cheval, il choisit chaque emplacement, il teste parfois, c’est son rythme, son souffle, c’est lui qui sait. Enfin, une aire moins pentue. Déseller pour reseller, débâter pour rebâter.

 

Nous sommes passés de l’autre côté du fil de la pente. Sur cette arête, la somptuosité grandiose du Maiten9 étreint le cœur, dilate les sens, vibrent la beauté de la création, la présence du divin, la magie de la lumière du matin.

 

Nous nous trouvons à mille mètres au-dessus du point haut de la veille. Le printemps est éclos. Entre hier et aujourd’hui, le printemps a irradié ses couleurs, ses parfums, sa vie.

 

 

 

C’était leur dernier jour. Ils ralentissaient, se trompaient de chemin. Le Maiten9 resplendissait, luisant et doux : les oiseaux parlaient fort, tous les petits soleils des pissenlits souriaient dans le vert très vert des ruisseaux et des maremmes, des petites fleurs blanches à six pétales effilés, cœur jaune bouton d’or, étaient comme mille clins d’œil.

 

Un couple d’aigles les accompagna longtemps, croisant et recroisant leurs ombres fugaces, traces véloces, éclairs sombres qui zébraient le sol.

 

Le soleil versa dans l’après-midi. Ils quittèrent le Maiten9 pour entrer dans un bois touffu, humide, couvert de marais obscurs, peuplé de bruits nouveaux et d’oiseaux invisibles.

 

Bientôt ils allaient arriver.

 

Arriver ?

 

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1.  Camélidés apparentés aux lamas, plus grands et plus fins.

2. Boisson nationale des Argentins qui s’aspire dans une petite calebasse avec une pipette et qui fait le tour de l’assemblée, chacun buvant à tour de rôle.

3. Chemin emprunté depuis toujours par les voyageurs à cheval.

4. Lanière de cuir souple et solide qui sert à tout.

5. Ouvrier agricole, à pied ou à cheval.

6.  Simplement au pas.

7.  Barrière en bois ou fil de fer qui sépare les pâturages.

8.  Peuple d’origine de cette partie de la Patagonie.

9. Plateau situé en altitude, cent kilomètres de long sur quarante de large, où coule la rivière Chubut et qui abrite d’immenses pâturages.