Venise



Arrivée à Venise

 

Mystère d’une visibilité opaque,

de la pluie,

de la bruine de brume,

de la ville surgie en lenteurs,

Echarpes de nuages étirés, qui voilent, et entrouvrent.

Un songe, un vrai songe vrai, où l’imagination rôde,

dans le dédale des canaux,

des époques confondues,

des perspectives fondues, intermittentes, interminables

s’effilochant au gré du silence gris.

Puis la lumière.

Et le mystère encore,

magie du temps, des temps.

Palpitation vibrante,

lumière de chaque instant,

renouvelée, renouvelé.

Halo de poésie, entr’air et eau,

entre ciel et lagune,

entre nuage et canal,

entre vision et reflet,

Mirage flottant,

       image miroir en abîme,

       répercute en glissant

Silencieusement, au ras de l’eau, gondole noire, eau verte.

       Sillage  lisse.

Lumière tremblée qui poudroie,

       mille paillettes diaphanes,

       reflet d’écailles fugaces,

L’œil fugitif ébloui explose,

       le corps vibre d’une émotion inconnue.




Départ de Venise

 

Lente dissolution,

Diffusion progressive dans l’éclat poudré

Entre le gris uniformément métallique et mat de l’eau,

uniformément ouaté du ciel

Puis, réapparition des campaniles des cochers-tours,

Derrière la ligne des joncs

sur la lagune de vase,

Et les mouettes impassibles

sur les pieux du chenal.

Puis derrière la piste d’envol,

enfin,

des silhouettes bleues,

Ombres chinoise contre le clair de ciel,

tel un découpage d’enfant

Pour lanterne magique.

 

 


Venise  - 7 avril 1989

 


Au bord d’un petit canal, une très étroite ruelle s’achevant par trois marches en pierre blanche, au ras de l’eau, dans l’ombre.

Un coup de soleil sur l’autre façade découpait les entrelacs de fer forgé des balcons et de la pierre sculptée des portiques. Les barreaux puissants en carrés réguliers, grilles sombres, patinées, luisantes, barraient fenêtres, portes et passages.

Le clapotis atténué du Grand Canal, dont on apercevait plus loin la lumière, se mêlait au roucoulement des pigeons. Un piano répétait sur la droite, un hautbois sur la gauche, une voix de soprano alto par moments brefs, tout simultanément vibrait, ondoyait au gré de la lumière, de la brise dans le linge qui séchait, de l’eau et de nous, au centre de ces émotions multipliées, à la croisée de nos âmes, entremêlées, unes.

 

Tout est beau. La lumière vibre en permanence. Entre ciel et eau, la ville dispose son charme.

Poésie pure. Les ocres et les verts. La pierre et la brique. Le mouvement et le silence. Poudré, impalpable ou précis, net, l’air flotte : buée, contours, jardins, fer forgé. Les ruelles développent leur tracé irrégulier, les ouvertures en trois arches des palais vagabondent au bord des places sans géométrie, des perspectives incertaines se coulent entre façades et balcons.

Partout mille détails : statues, pierres sculptées, heurtoirs en bronze, en cuivre, motifs du fer forgé des grilles, des balcons, des rampes, des rambardes des ponts, de la végétation de jardins secrets, du bois peint, poteaux d’accostage des embarcadères, un violon, un piano, et toujours les moineaux pépiant, les pigeons roucoulant. Le silence, les silences de l’eau et de la pierre, les bruits étouffés ou répercutés, de provenance diffuse.

La lumière, les lumières de cette ville songe, de cette ville inventée entre l’eau du ciel et les nuages de la lagune.

 

 


Venise – 24 septembre 1989

 


A l’heure incertaine de la lumière vibrante, de la brume solaire, du miroitement de la lagune, Venise peu à peu dessinait ses silhouettes.

Aux lignes rythmées des pilotis tripodes où veillent les mouettes, qui délimitent les chenals, répondent en écho les silhouettes des ifs et des campaniles, des grues et des tours, à contre-lumière, dans le poudroiement du soleil à travers la brume.

 

 

26 septembre 1989

 


Magie de la nuit vénitienne. Un très léger voile d’humidité monte de la lagune et du Grand Canal. De place en place un fanal. Quelques réverbères, lumières fragiles des gondoles, noires sur l’eau noire, tant de fenêtres obscures et de palais morts dont les façades s’inclinent, du ciel sombre à l’eau sombre, échappant à la verticale.

Des accordéons aigres, un luth doux, un baryton velouté bercent l’eau, d’une mélodie des temps anciens, quatre gondoles accolées.

Une étroite et courte gondole sans rostre ni lumière, effilée comme un sabre, glisse avec lenteur au ras des quais, doucement mue par la poussée trapue d’un vieux gondolier.

Sur les larges dalles des places vides, le soir, sonnent les pas du promeneur solitaire. Les bourrasques annonçant l’orage font claquer un volet, tourbillonner la poussière tandis que les éclairs découpent les silhouettes des campaniles penchés.

Façades muettes, ville muette dans le grondement de l’orage qui vient, encore et toujours ville entre ciel et eau, et quand l’eau de l’un s’abat sur l’autre les unissant davantage, noyant la ville du bruit du ruissellement multiplié dans les ruelles, du bruit de l’eau frappant l’eau des canaux,  la coulant ensuite d’une vapeur aquatique, elle est immergée aussi parmi les odeurs montant de la lagune, celles de la pluie sur les larges pavés, les tuiles, la végétation des jardins secrets, des balcons, des terrasses.

Pourtant Venise n’est pas engloutie, mais mouillée, suintante, luisante, résistant à la mollesse liquide à la fois dure et souple comme l’eau, contours et mouvance, pierre e fluide.

Comme le chant des fers forgés et des dentelles de pierre répond à celui de la lumière, la réalité de la ville répond à sa vérité. Car Venise n’existe pas, elle est. Elle-même aussi bien que son rêve, masque vrai occultant le faux masque, jeu permanent où la mélancolie étreint le cœur.

 


 

Venise – 27 septembre 1989

 


Fondation Cini – La bibliothèque

Hors temps. Même le regard bleu du savant sur ses grimoires, ou à travers moi depuis la table d’en face.

Odeur de cire, des boiseries anciennes, du papier lentement vieilli. Les longues tables étroites en bois patiné et poli, flanquées de huit chaises raides au dossier haut à colonnettes tournées, du même bois brun, aux reflets clairs et foncés qui luisent de façon inégale et mêlée, répondant ainsi à l’éclat du marbre poli du sol, carrés blancs et orangés, alternés. Le bruit des pages tournées, les moineaux du cloître en-dessous, quelques trompes au loin des bateaux sur la Giudecca, le craquement des chaises et la porte qui grince parfois.

Face à moi la galerie circumdante, les boiseries à colonnes, la résille de bois protégeant les vieux livres. Par endroits, le plafond peint.

 

 


Venise, le matin très tôt

 


Mouettes nageant. Clapotis régulier de l’eau. Claquement des ailes des pigeons à l’envol et sifflement de leur trajectoire. Pépiement des moineaux. Les cloches se répondent.

Le soleil rouge et voilé : incandescence des vitres derrière les colonnes des façades et trace embrasée qui miroite sur l’eau verte du Grand Canal.

Odeurs fortes : eau, vase, mêlée à celle des fruits, des légumes. La lumière n’a pas eu le temps de poudroyer.

 


 

Le Congrès ou la Babel contemporaine

 


Il y a communication apparente. Les langues de la communication réelle et profonde sont murées : c’est pourtant si simple. Murées par tous les soi, par les sociétés, par la masse de concepts / d’informations : il faut tout laisser, paraître nu, de regard à regard, se dégager de la fuite en avant. Or tout est construit pour cette fuite-là, plus et plus d’informations, plus et plus d’apparences : l’homme est noyé, l’être est asphyxié, enfoui.

 

La nuit, au long du Grand Canal, rideaux rouges, blancs ou pâles éclairés par l’intérieur, découpent les hautes et minces fenêtres des palais. Fenêtres étroites, ogivales ou mauresques, en rosace ou gothiques, rythmant les façades, orbites creuses souvent le soir parfois animées de l’éclat des lustres en verre répercuté par les caissons des hauts plafonds : vie oh combien secrète, malgré ces entre’aperçus fugitifs depuis la gondole qui glisse furtivement au ras de l’eau noire. Colonnes des fenêtres qui meurent en rosaces, dont l’asymétrie est encore accentuée par la gîte des façades et de certains groupes de palais contigus.

 

 


Venise – 20 janvier 1995

 


Ces pôles tripodes qui délimitent le chenal – trois doigts réunis – restes d’une mangrove décapitée et pétrifiée – sait-on où l’on se trouve ?

Lumière d’orient, comme des bijoux dont l’éclat multiplié par l’eau (telle une peau de femme) scintille et tremble, les lumières de l’Orient sur la lagune.

Les fenêtres éclairées des maisons isolées surgissent dans la nuit, suspendues dans la nuit, mystères ajoutant à la magie trouble de l’eau sombre.

 

 


21 janvier 1995

 


Le ciel est subtilement fondu, reflet de l’eau, en plus rond, plus ouaté, gris, bleu, plus clair, plus ombré. L’eau plus verte, en agitation vive, par le soc des étraves : rythme sourd des diesels, clapotis contre les coques et les quais, criailleries des mouettes.

Les façades sont rarement murs : prétexte à des fenêtres, des porches, des œils-de-bœuf, des colonnettes, des portiques.

Les voix sur l’eau conversent avec le clapot. Une bruine légère estompe les contours.

Puis les distances se modifient comme passent les heures. San Giorgio Maggiore est tout près, là, à portée de main. Le regard est non seulement peintre, dessinateur, mais surtout projection de son espace intérieur, alchimie des références intimes – souvenirs, émotions, visions, êtres chers, œuvres d’art, paysages, villes – au contact de la réalité multiple de Venise, infiniment renouvelée, au cœur des sensations, odeurs, humidités sur le visage et les lèvres, vibration des couleurs, tonalité des sons.

Il y a, simultanément, appropriation intérieure de l’espace extérieur de Venise, sans doute par l’eau, lien immémorial, de l’origine des temps à l’origine de ce que nous sommes, coulée moléculaire de vie, amalgame donc, qui fait surgir mille et une images, et vibrer d’un bonheur inconnu. Tout renvoie à notre être vrai, à notre humanité la plus profonde, mystérieuse, belle, proche du divin.