Chili et Bolivie

 

 

Sucre

 

 

Les toiles tendues croisent la rue, prolongent les toits. Dessous la foule ondule lentement, nonchalante, entre les boutiques accolées. Quelquefois, un espace de trottoir : plusieurs femmes tapies côte à côte devant des ponchos tissés, des petits tas de graines de maïs, de fèves, de pois, ou des cuillères en aluminium importées. Sans doute suivent-elles le passage des pieds de la foule. Car les bords de leurs chapeaux masquent leurs regards. Attente : parfois deux ou trois chapeaux se rapprochent en un long bavardage murmuré.

 

Le soir est venu. Il y a encore des boutiques ouvertes : le tremblement des bougies zèbre les toiles blanches, illumine un instant un visage sombre ; la consistance du trou noir de la rue jusqu’à la flaque rougeoyante du brasero, me pèse. Des ombres fugitives sans regard mâchonnent en titubant. Le froid enfonce les chapeaux et accroupit les membres sous les ponchos. Les châles bordent les yeux. J’avance. Je sens des regards sans les saisir. Le mien, comme le leur, glisse maintenant. Le brasero est au coin. Ils entourent la marmite ; je les entends manger avec avidité. La vieille femme qui sert ricane sans bruit : l’autre, assise par terre, vend des petits pains ronds. Dans le couloir, d’autres braseros : des paysans debout contre les murs, les bras sous le poncho, le chapeau sur le nez, une jambe repliée et le pied appuyé au mur, semblent dormir : pourtant ils mâchonnent. Quelques femmes, assises, penchées en avant : je distingue dans les lueurs éparses les yeux fermés des enfants dans les hawayos. J’avance. Au fond du passage la grille du marché est ouverte. Là, une ampoule électrique. Je regarde. Personne. Des caisses vides empilées. Des paniers. Des ballots, des masses informes sous des toiles, sous des couvertures, partout, dans l’aire éclairée, dans l’ombre au-delà, dans le noir plus loin. Par terre, suintant des ballots, des ordures, des immondices, des épluchures, des rigoles. J’avance encore un peu. Mon regard tourne lentement.

 

Figé. Derrière le pilier, dans son ombre, à deux pas de mon épaule, un chapeau. Deux yeux fendus. Le regard, cette fois, ne va pas plus loin que moi. Il ne glisse pas non plus. Hostile. Glacé comme la nuit froide. Je me détourne : un mouvement imperceptible a couru sur les ballots, sur les masses informes. Rien ne s’est soulevé. Mais des yeux sont là. Des yeux, partout, des yeux. Du fond sombre du marché jusqu’à moi. Avec ce même regard qui m’expulse. Je fais un pas en arrière. Rien n’a bougé. D’un coup, l’ampoule s’éteint. Je me retourne. Les regards butent contre mon dos, pèsent, cognent, sauf celui du pilier qui claque en biais sur mon visage. Un vieux, ivre, s’affaire près de la grille. D’un bond, je me faufile. « Laisse-moi fermer... »

 

Dehors. Les hommes du couloir ont glissé au pied du mur, tassés sur eux-mêmes, la tête en avant. Le brasero du coin s’éteint auprès de la vieille qui dort déjà, immobile et ricanante.