Piano à Lamotte

 

Le soir ombrait le crépi de la façade du château. Une balustre du toit de l’aile droite attestait encore la présence du soleil, beige et gris devenus roses. Moment éphémère qui rehaussait le ciel du  crépuscule. Le silence comme un voile sur l’assistance.

Quelques phares éclairaient le grand’ queue ouvert, les murs, les volets gris ; sur la terrasse, à gauche, une estrade : le piano noir. Devant, un mince jeune homme sur un tabouret noir, cheveux et costume noirs.

Le soir.

Chopin.

Un début. Il y eut un début-----Mazurkas et Polonaise-----comme tout commencement. Avec les hésitations, les timidités, les incertitudes ; des ruptures dans le ton, dans le rythme. L’instrument, fatigué d’avoir voyagé, d’avoir tant été accordé l’après-midi. Le si jeune homme troublé par les présences de la demeure, du soir d’été, de l’assemblée, perturbé par ce vide de l’espace ouvert derrière et au-dessus, sans rien.

Puis le soir tissa une sorte de coquille par l’absence progressive de lumière. Des chevaux reniflèrent sans hennir.

Puis Chopin tira le jeune homme vers la mélodie de sa Ballade No.4 en Fa Mineur, lentement l’entoura des notes que ses propres mains détachaient, jetaient, envols de papillons. Un oiseau lança sa trille. Un autre son cri.

Puis le cercle se ferma autour d’une unité à l’unisson, le piano, le ciel, le pianiste, le crépuscule, la Polonaise Fantaisie, chaque personne, le château, la pelouse, les arbres ……. Absolument unis par cette sonorité mouvante et fluide. Où le temps n’était plus.


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Il y eut une coupure.

Les corps encore vibrants contrastaient avec les conversations convenues ; mais chacun semblait en soi, désireux de préserver cet espace secret subitement ensoleillé par la musique, c’était une autre partie d’eux-mêmes qui parlait. Les amis, entre eux, se taisaient presque.

Il m’apparut soudain que cette assemblée d’automates déambulant sur la pelouse une flûte à la main masquait une somme d’êtres humains unis ailleurs, souvent sans même se connaître, unis à une autre profondeur par les instants magiques qui avaient précédé l’entracte. Que cette union rare, aucun ne souhaitait la briser afin d’aborder la seconde partie du concert dans cet état subtil où le cœur est ouvert à la mystérieuse transcendance. Qu’une impatience, déjà, faisait frissonner les épaules avec la nuit qui venait.


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Avant même la première note de ce Prélude, tout était un à nouveau. Un frémissement fit trembler le cercle, chacun sut intimement que les frontières étaient abolies.

Cette première note fut. Depuis l’origine. Comme si elle provenait de chaque cellule, de chaque élément qui intégrait le cercle et plus vaste encore le monde, l’univers

Une seule première note. Un infini d’une fraction d’instant qui transporte la chair, traverse les os, irradie les nerfs, galope sur la peau.

Déjà une nuée d’ailes voletaient, les sons rattrapaient les mains véloces du jeune homme mince, un flux continu coulait du clavier aux cordes aux sonorités, enveloppait ce qui restait de densité aux êtres et aux choses, effaçait les contours.

Flux et reflux. Piano liquide. Vagues de la mer et ruisselets d’argent, grondements des torrents, tempêtes rugissantes, rivières de printemps, pâles miroirs des lacs sous la lune, l’eau : verte et bleue, noire ou claire, blanche et grise.

Les hautes branches des platanes centenaires de Lamotte bruirent sous la brise.

La mélodie reprit.


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La musique développait un paysage très vert, de vergers d’abord, parsemés de lumières et d’ombres, en fleurs, puis de sous-bois ocellés de soleil à la manière de Renoir. D’un coup une violence d’orage de montagne déchira l’air comme un fauve déchaîné. Douleur. Les éclairs derrière les yeux aveuglaient la pensée, le tonnerre grondait dans la colonne vertébrale……

Vint la douceur d’une brise estivale, des effluves légers de prairie, d’églantines et de fleurs des champs.

Là se glissait une danse, légère, subreptice, délicate, une danse d’ange. Le son des pas, le pas des sons effleure les sens, caresse l’air : on tremble comme un frisson, les notes ont la couleur pastel des lumières poudrées de l’hiver sur le miroir des étangs.

Alors que le ciel voilé peu à peu coule en soi, tout à coup tinte la note claire d’une cloche dans le lointain. Un son vif qui se répète et se poursuit, change, monte, grimpe ce sentier de montagne, escalade ces rochers, court le long des falaises. Un son comme un bouquetin bondissant, allègre et malicieux, ivre d’espace pur.

Chopin.


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Il eut comme un éclair en Si-Bémol dans ce troisième Prélude et  l’amas de rocs déchiquetés se métamorphosa en brume, l’air devint bleu, le corps si léger…….

Seuls subsistaient les battements à l’intérieur des poignets, le pilon régulier du cœur, le martèlement aux tempes. Les notes se suivaient en virevoltant, détachées, graciles, si fines parfois qu’une angoisse vous inondait, une angoisse de perdre le son, de se trouver au-dessus d’un abîme suspendu à cette seule sonorité qui diminuait inexorablement, qui allait s’éteindre, fanal où résidait toute vie. Et avant que ne vienne la note suivante, où la précédente avait disparu, dans cet intervalle infime d’absence absolue, avait fait irruption la mort, presqu’instantanément abolie.

Ainsi, de Prélude en Prélude, d’angoisse insoutenable en joie insondable, de la corniche des gouffres à la rive de soi-même, de la lisière des abysses à l’orée de son âme, entrait-on peu à peu en apesanteur. Point n’était besoin de balancier pour les funambules que nous étions devenus, immobiles, attentifs à cet équilibre impalpable où semble perdurer l’éternité de l’instant.

Une attention si aigue, si totalement effilée que, sans aucun effort ni que l’on s’en aperçoive, survint l’envol. De là-haut, très haut, le grondement formidable du tremblement de terre de cette fureur musicale, de cette passion dévorante, paraissait se dérouler là-bas, tout en bas, dans un autre monde. Mais non pas, car l’être tremblait, aussitôt emporté vers ces mêmes hauteurs, vers les étoiles de ce soir d’été.

Puis ce fut le silence. Le sourd silence des profondeurs. Plus de battements. L’espace anéanti. L’être dilué. Le temps disparu.


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Applaudissements. Encore et encore. Applaudissements. Le jeune homme mince, ses cheveux noirs sur le front, revint s’asseoir sur le tabouret noir, devant le piano noir.

Apnée. Sonate, « Lune d’Automne sur Lac Calme », Etude. Musique aérienne, dansante, qui ruisselle et scintille. Apnée qui s’étire, comme le fil de soie intense de cette note ténue, fil de soi annihilé.

Immobile, ineffable, ultime.

Chopin.

Wu Muye.

Lamotte.

Le soir.