Autre espace, autre temps

Ni les deux hommes, ni les trois chevaux ne s’étaient retournés… 
 
Ils montaient parmi les éboulis, dans la réverbération métallique des pierres plates, éclatées par le gel d’hivers millénaires, que les sabots des chevaux faisaient parfois tinter. C’était un son clair, immédiatement happé par le vent, un vent venu du plateau qui dévalait la pente raide et s’engouffrait dans l’immensité des vallées.

Ils ne furent bientôt que trois points infimes, lent mouvement dans cette aridité immobile sous la lumière crue du soleil à pic, tranchée par l’entaille noire du vol d’un aigle.

Ainsi débute Autre espace, autre temps, Il s’agit d’un texte inédit, signé Antoine de Lévis Mirepoix.

Ni les deux hommes, ni les trois chevaux ne s’étaient retournés. L’incipit, tout en profondeur de champ, annonce un voyage sans retour. Profondeur de l’espace, allégorie de la profondeur du temps…. Il n’est point ici de pas qui rétrocède. Le temps s’avance. L’espace aussi, sans jamais se laisser lui-même derrière soi.

Ni les deux hommes, ni les trois chevaux ne s’étaient retournés. Première instance du récit, quelqu’un revoit la scène, et les mots disent qu’il la revoit comme en rêve, dans l’étrange rémanence d’une vision qui ne passe pas. De même qu’il y a eu une nuit, qu’il y a eu un matin, il y a eu un jour deux hommes et trois chevaux qui s’éloignaient sans se retourner, et il y a aujourd’hui encore quelqu’un qui les regarde s’éloigner sans se retourner, de telle sorte qu’ils n’en finissent pas de se perdre au lointain, cependant que le lointain entre dans le regard de l’à présent comme dans l’eau d’un miroir sans tain.

Ils montaient parmi les éboulis... Deuxième instance du récit, quelqu’un, dont tout indique qu’il a été du voyage, qu’il l’est toujours dans la profondeur du temps, et qu’il l’est à jamais sub specie aeterni, compose, à la façon d’une moderne épopée, le dit du grand chemin. Quelqu’un qui entendait tinter les pierres sous le pas des chevaux, quelqu’un qui se laissait happer par le son clair et le vent, quelqu’un qui peu à peu devenait personne, un point, un rien, et voici que, dans le même temps, l’infime touchait ici à l’immense, et que l’immense était de façon mystérieuse le lieu et le moment où le voyageur et le monde se confondent en une seule et même sérénité. Il s’agit certes là d’une expérience qui advient sans prévision possible, qui ne sait jamais qu’au passé, et dont le savoir n’a point de visage, sinon, indéchiffrable comme le vol des aigles, celui de la nostalgie.

L’excipit, tout en ralenti, dit l’énigme de l’arrivée et de l’après-midi, le cortège des ombres, l’augure des oiseaux invisibles.

D’un coup ils prirent conscience qu’il n’y aurait pas de retour. Et qu’ils abordaient le dernier jour…

Un couple d’aigles les accompagna longtemps, croisant et recroisant leurs ombres fugaces, traces véloces, éclairs sombres qui zébraient le sol. Le soleil versa dans l’après-midi. Ils quittèrent le Maiten pour entrer dans un bois touffu, humide, couvert de marais obscurs, peuplé de bruits nouveaux et d’oiseaux invisibles. Bientôt ils allaient arriver.

Arriver ?

Au seul souci de voyager, la nostalgie marche d’avance, dans le pas sans retour du grand voyage. Elle vient du début à partir de la fin, témoin du sentiment de la vie brève, de la finitude des chemins terrestres.

Déjà les voyageurs sont entrés dans un bois touffu, humide, couvert de marais obscurs… Bientôt ils allaient arriver.

Le monde a son bord mystérieux, redouté des anciens voyageurs, absent des cartes ; l’immense a son penchant, qui confine à la nuit ; le philosophe un soir fait route vers Mégare, il se confie au ciel immense, il tombe dans le puits de la nuit1.

D’autres poètes disent ailleurs l’au-delà des palus phlégréens, l’obscur du chemin qui descend, l’Achéron, les eaux noires, lourdes, lentes… Celui qui montait un jour parmi les éboulis, celui qui entend, ici maintenant, tinter les pierres sous le pas des chevaux, celui-là raconte, toute en montée, l’approche du bord. Il confie au silence la suite, l’insu de ce qui vient :

Bientôt ils allaient arriver.

Arriver ?

Troisième instance du récit, une voix, signalée dans le texte par des italiques, dit, au plus près du pas des chevaux, les émotions qui lèvent dans le secret de l’intime quand corps et âme se trouvent saisis par le vif du grand voyage, le froid, la pluie, le vent, le monde, ce qui est, le vif de l’être même.

Montée régulière, tout droit, il fait de plus en plus froid, le vent forcit de face, la pluie à l’horizontale de plein fouet en plein visage.

Avancer. Encourager les chevaux. Avancer. D’un coup, la grêle qui cingle. Hommes et chevaux ont du mal à garder les yeux ouverts, en fait une glissade du regard, par intermittence, juste entre les paupières une fraction d’instant. Avancer.

Le béret au ras des sourcils, ramassé sur la selle, arc-bouté contre la griffure de la grêle et la lanière du vent, une intense émotion m’envahit. Le corps est au chaud, hormis les points froids du visage et du bout des pieds, tout est sec sauf les mains et la figure, et j’éprouve là, en cet instant, un étrange confort : je forme avec mon cheval une masse compacte où se mêlent nos forces, nos confiances, nos chaleurs – ce que lui sait déjà – d’autant plus fortes que la grêle est rude, d’autant plus chaudes que nos corps sont glacés par endroits, d’autant plus confiantes que nous ne savons pas où nous sommes, qu’aucun de nous n’a emprunté cette piste désaffectée, que nous montons vers un col inconnu et qu’autour de nous il n’y a rien. Mais rien.

Précisément au cœur de ce rien, au centre de cette absence, j’ai la certitude que rien ne peut arriver, ou que tout peut arriver, que d’avance tout cela est accepté, que rien ne changera le flux impermanent de la vie immuable, que seule cette certitude de confiance existe, qu’elle inonde mon corps et mon âme, rien, et rien d’autre. Je me sens n’être rien.

Plus rien ?

La voix témoigne qu’au bord de n’être plus rien, l’homme, là justement, se tient dans la clarté de son pouvoir-être propre, qui est de se savoir mortel, simple passant du monde entre la double absence. Et c’est dans la nudité d’un tel savoir que l’homme a son assise, son repos, comme dans le creux d’une main ouverte. Et c’est ici grâce à la générosité d’un tel creux qu’une fois parvenus de l’autre côté du fil de la pente et alors même que l’énigme de l’arrivée se précipite, deux hommes et trois chevaux peuvent avoir encore la surprise d’un nouveau printemps.

D’un coup ils prirent conscience qu’il n’y aurait pas de retour. Et qu’ils abordaient le dernier jour.

Ils hésitèrent, faisant semblant de chercher l’entrée du sentier, tournèrent enrond, ils n’avaient pas envie de quitter Arroyo Las Minas. Le soleil était déjà fort. Enfin ils foulèrent la picada directe qui amorçait la montagne.

Le sentier est plus escarpé que la berge. Très vite, le hameau est loin en contrebas, les sabots glissent sur la pierraille où sinuent les lacets de la draille, les sangles prennent du mou – le passage du gué a tout secoué et mouillé – il faut s’arrêter, mais aucun plat en vue. Nous continuons, hommes et chevaux en équilibre instable, sur la pente roide, en laissant faire le cheval, il choisit chaque emplacement, il teste parfois, c’est son rythme, son souffle, c’est lui qui sait. Enfin, une aire moins pentue. Déseller pour reseller, débâter pour rebâter.

Nous sommes passés de l’autre côté du fil de la pente. Sur cette arête, la somptuosité grandiose du Maiten étreint le cœur, dilate les sens, vibrent la beauté de la création, la présence du divin, la magie de la lumière du matin.

Nous nous trouvons à mille mètres au-dessus du point haut de la veille. Le printemps est éclos. Entre hier et aujourd’hui, le printemps a irradié ses couleurs, ses parfums, sa vie.

C’était leur dernier jour. Ils ralentissaient, se trompaient de chemin. Le Maiten resplendissait, luisant et doux : les oiseaux parlaient fort, tous les petits soleils des pissenlits souriaient dans le vert très vert des ruisseaux et des maremmes, des petites fleurs blanches à six pétales effilés, cœur jaune bouton d’or, étaient comme mille clins d’œil.

Des trois instances narratives qui interviennent dans la composition du récit, on ne sait laquelle éclaire le silence de la question limitrophe : Arriver ? Les trois sans doute, qui se résolvent ici en un seul et même verbe, lequel n’est d’aucun temps ni d’aucun lieu, ni plus essentiellement encore, de personne.

Le récit présenté ici s’intitule Autre espace, autre temps. Puissamment métaphysique, il l’est sous l’auspice d’une curiosité terrestre, qui intéresse de façon tout aussi puissante la proximité des choses, des bêtes, des gens, et qui s’en saisit sans un mot de trop :

Premier arrêt chez Valentin qui apparaît quand les aboiements des chiens sont calmés.

« – Alors, comme ça, vous êtes en voyage. »

Hochement de tête, approbation peut-être, considération et envie à coup sûr.

Nous rejoignons deux autres peones dans la salle commune noircie de fumée, près de la cuisinière en fonte rafistolée. Maté. Un vieux calendrier de 1986. On parle foot.


Antoine de Lévis Mirepoix, qui vit en Argentine, évoque dans Autre espace, autre temps, un voyage en Patagonie, entrepris au cours des années 2000 dans la région d’El Maiten-Chubut, i. e . au pays mapuche.

Alors que, depuis les contreforts de la cordillère, il contemple le signe du serpent figuré par la rivière Chubut sur le vert de la steppe,  il forme dans une sorte de vertige la vision des âges du monde, de l’Histoire, de la grandeur et de la décadence des empires…

Quand je regarde l’étendue, les pâturages où paissent les chevaux, où broutent les bovins, me vient la pensée vers la fin de ce sixième jour, des grands voyageurs de jadis. Les conquérants : Gengis Khan, Alexandre le Grand. Ceux qui ont atteint l’Espagne venant d’Arabie, les nomades. Tous ceux qui ont chevauché, des jours, des nuits et des jours, dont la vie même était de chevaucher sans fin. Et les grandes batailles de l’Antiquité, de l’Histoire. Et les voyages du nord au sud de la France, au Moyen-Âge. Les migrations d’autrefois… 

Alors qu’il descend dans la même plaine, où serpente la même rivière, luisante sous le soleil, coupée par les barrières de hauts peupliers qui chantaient dans la brise, et où de grands saules odorants tordaient leurs troncs noirs, il se trouve délogé de la vision des temps par le regard du présent :

Au coeur de ce décor bucolique ils découvrirent la misère des masures de Mapuches, les enfants sales et morveux, les haillons, et pourtant le sourire : « – Alors, comme ça, vous êtes en voyage. » 

 

 

 

 

 

«- Alors, comme ça, vous êtes en voyage. »


La phrase, qui revient à six reprises dans le cours du récit, constitue un leitmotiv des rencontres. Elle cible la figure du voyageur tel qu’il apparaît aux yeux de ceux qu’il visite : une sorte de Martien, ou, en langue de Voltaire, un Sirien. Elle accuse par là, sans le dire autrement, l’étrangeté des mondes et des âges qui se rencontrent, ou plutôt qui se croisent ici. Elle illustre de la sorte, sur le mode de l’image dialectique, les effets de la pulsation mystérieuse qui induit dans l’histoire des peuples tantôt le rêve, désir et volontédes lointains – en quoi se réserve l’essence même de la conquête ; tantôt, comme une glu, le dépérissement des rêves, qui rend tout opaque sous le soleil de plomb. L’apparente naturalité de tels effets recouvre, au vrai, la longue chaîne des raisons historiquement cruelles qui déterminent, ici et maintenant, le moment respectif de cultures et de peuples non-synchrones dont on sait qu’il ont connu au fil de leur confrontation le lourd statut de vainqueurs et de vaincus.

Et pourtant le sourire : « – Alors, comme ça, vous êtes en voyage » - demeure à prendre ici à la légère, façon «Bon voyage, Monsieur Dumollet ! » Il souligne toutefois l’étrangeté réciproque de ceux qui voyagent et de ceux qui ne voyagent pas, ou encore de ceux qui repartent et de ceux qui restent. L’écrivain, qui fait la part belle à un tel sourire, « – Alors, comme ça, vous êtes en voyage » -, ménage ainsi dans le récit du grand voyage une juste place à l’auto-ironie

J’ai aimé que dans ce beau, très beau récit, l’expérience des confins métaphysiques revête l’allure d’une suite d’aventures picaresques et que la curiosité du pays patagon sache inclure ici le possible d’une rencontre paradoxale avec soi. J’ai goûté l’ironie de la leçon, que soi reçoit au demeurant de soi à soi.

Autre espace, autre temps, ou l’écriture du monde comme figure de soi.